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Société et institutions capoises

Dans les salons du Cercle Bellevue et de l’Union-Club (Charles Dupuy)

Le 15 octobre 1955, les membres du Cercle Bellevue célébraient de manière grandiose le cinquantième anniversaire de fondation de leur association. Pour présider le grand bal de circonstance, le général Magloire, lui-même un membre en règle, se présenta suivi du corps diplomatique et des ministres de son gouvernement. Les 350 membres du prestigieux cercle mondain étaient des gens d’affaires, des commerçants, des industriels, mais aussi les professionnels et les politiciens qui composaient l’élite sociale de la capitale haïtienne. Le Cercle Bellevue avait été fondé au début du XXème siècle, sous le gouvernement du général Nord-Alexis. Dans son livre intitulé Les Haïtiens, politique de classe et de couleur, Lyonel Paquin nous précise que «tout cela commença en 1905 avec quarante membres de l’élite mulâtre. [...] Le premier cercle était situé dans une maison privée dans le quartier de Bellevue; plus tard il fut déplacé pour un plus grand local dans le même quartier; il est maintenant situé sur la route de Bourdon dans un immeuble moderne et élégant avec terrain de tennis, piscine et tout». (p.122)

Pendant la période de l’Occupation américaine, sous le gouvernement de Louis Borno en particulier, le Cercle Bellevue se transforma en un bouillant foyer d’opposition à la présence étrangère. Les membres qui faisaient mine de collaborer avec l’envahisseur ou qui entraient dans le gouvernement de Borno, étaient carrément chassés de l’association. C’est d’ailleurs au cours d’une soirée mondaine organisée au Cercle Bellevue que «fut lancée, nous apprend Jean Fouchard, la méringue qui devait dominer longtemps nos salons et nos rues [...] C’était «Angélico» satire malicieuse et entraînante à l’adresse d’Angélique Cole, la femme du commandant des Marines, le colonel Cole qui, avant de devenir l’épouse du tout-puissant grand prévôt, avait débuté dans son pays dans le modeste état de blanchisseuse. On signifiait à travers Angélique Cole notre dédain d’une tutelle arrogante et prétentieuse». (J. Fouchard, La méringue, Leméac, 1973, p.151) Le compositeur de la sulfureuse méringue était Auguste de Pradines, dit Candio, celui-là même qui, au Petit Théâtre, en 1903, avait interprété pour la première fois l’hymne national haïtien. Il n’est donc pas étonnant que le Cercle Bellevue fut brutalement fermé par les autorités de l’Occupation. Bien évidemment, lors de la grève de 1929, les étudiants de l’École nationale de droit de même que les demoiselles de Lalue, le collège des sœurs de Sainte-Rose-de-Lima, autrement dit, les enfants des membres du Cercle Bellevue, participèrent avec enthousiasme et détermination aux grandes manifestations de rues contre Borno.

Le premier geste politique du président Louis Eugène Roy, le successeur de Borno, fut de rouvrir en grande cérémonie le fameux Cercle Bellevue. Membre fondateur de ce club déjà réputé très exclusif, le président Roy voyait dans cette pompeuse réouverture le symbole éclatant de la liberté nationale reconquise. Quelque quinze ans plus tard, dans la foulée des événements de 46, le Cercle Bellevue était perçu comme le château-fort de l’élite mulâtre de Port-au-Prince, l’épicentre des préjugés sociaux en Haïti. Dans sa célèbre «Lettre aux hommes clairs», Roger Dorsinville déclarait: «vos familles, vos cercles, c’est votre affaire, nous gardons seulement le droit de stigmatiser dans nos livres, au théâtre, les conséquences criminelles de la ségrégation». Toujours selon l’auteur de Barrières, «il fallait déjà être Zéphirin, sénateur, Estimé ou un colonel puissant pour aller pêcher des maîtresses dans la clientèle du Cercle Bellevue» (Trente ans de pouvoir noir en Haïti, Collectif Paroles, 1976, p.110). C’est du reste à cette époque qu’Émile Saint-Lôt fondait le cercle l’Amicale qui se voulait le club sélect de l’élite noire, en opposition au Cercle Bellevue, celui de l’élite mulâtre.

En 1955, sur la liste des membres actifs du Cercle Bellevue, on retrouvait les noms du Dr Hervé Boyer, d’Otto Madsen, de Clifford Brandt, de Henri Reiher, d’Adelphin Telson, de Maurice Flambert, de Maurice Bonnefil, de Frédéric Duvigneaud, de Thomas Désulmé, du Dr Louis Roy, de Roland Lataillade, de Louis Déjoie, etc. Sur la même liste figurait les noms du président de la République, Paul E. Magloire, de ses frères Arsène et Jacques, de Henriot et Mauclair Zéphirin, d’Élie Lambert, d’Aurèle Leconte, de Marcaisse Prosper, de Frédéric Magny, de Marcel Dupuy et de Thimoléon Paret. Ces derniers étaient des Capois et membres, pour la plupart, d’un autre club haïtien de très grande renommée, l’Union-Club.

L’Union-Club avait été fondé en 1825 par un groupe de commerçants étrangers établis au Cap-Haïtien. Ce qui débuta comme une Chambre de commerce se transforma bientôt en un cercle à vocation mondaine, devenant l’un des plus anciens sinon le plus ancien club social du nouveau continent. Les membres, des commerçants, des planteurs et des professionnels pour la plupart, se retrouvaient au Club sans connaître les douloureux conflits de couleurs propres à la capitale haïtienne. Pour Dorsinville, par exemple, Paul Magloire est «un Noir du Cap, mais un bourgeois de club pour qui la question de couleur ne s’est jamais posée en termes authentiques, en termes d’élite barrée, refoulée». (Idem, p.116) Tout ceci tend à démontrer que si la bourgeoisie capoise pratiquait volontiers le préjugé de classe, elle semblait ignorer les antagonismes sociaux fondés sur la couleur.

En 1896, les membres de l’Union-Club s’installaient dans un superbe bâtiment qui restera comme une pièce exceptionnelle du patrimoine architectural haïtien. Les membres s’étaient lourdement hypothéqués auprès des commerçants allemands afin de construire ce joyau de pierres maçonnées, ce bel immeuble au fronton grec bordé d’une galerie à colonnades festonnées avec son billard, son bar, son fumoir, sa bibliothèque, sa salle de musique, sa riche collection de tableaux, ses grands et ses petits salons où ils aimaient se retrouver dans une douce atmosphère d’intimité. Dans L’Illusion héroïque, le docteur Marc Péan s’applique à nous décrire ce magnifique «Union-Club où commerçants, spéculateurs, hauts fonctionnaires faisaient une partie de cartes en discutant du mouvement des affaires ou des dernières nouvelles du jour». (p.156)

Une tradition plus que séculaire voulait que les chefs d’État en tournée dans le Nord fussent reçus par les membres de l’Union-Club. Aucun n’a fait exception à cette vieille coutume. C’est d’ailleurs dans les somptueux salons du Club que le président Sténio Vincent accueillit son homologue américain Franklin Delano Roosevelt, afin de signer le communiqué commun prévoyant l’haïtianisation de l’armée et le départ des dernières brigades de Marines. C’était le 5 juillet 1934. Pendant une heure, Roosevelt rencontrera les grands corps politiques, le haut clergé catholique, les notables et les journalistes venus de tous les coins du pays pour s’entasser dans les salles de cet édifice remarquable par son raffinement architectural, sa sobriété et son harmonie.

En octobre 1947, c’était au tour de Dumarsais Estimé d’ouvrir le bal de l’Union-Club. À cette soirée de gala animée par l’orchestre des casernes Dessalines, «le smoking blanc et noir et la robe longue rivalisaient de distinction, de courtoisie, de politesse et d’élégance [...] les salons du cercle, décorés aux couleurs nationales, resplendissaient d’illuminations». (Lucienne H. Estimé, Dumarsais Estimé, dialogue avec mes souvenirs, p.189)

Le président Estimé et Madame Malherbe Dupuy. Dans le coin du salon, Joseph Cartwright et Auguste de Catalogne. Derrière le président Estimé, Raymond Laroche alors président du Club.

Naturellement, Estimé profita de sa visite pour aller rencontrer les membres du cercle Primevère, une nouvelle association de jeunes professionnels. Afin de les aider à mieux rivaliser avec le Club, Estimé remit l’édifice qui abritait les bureaux du port de la ville à ces jeunes issus de la classe moyenne en qui il voyait des émules combatifs, prêts à mener une guerre implacable contre la vieille aristocratie capoise. Il se trompait. Les membres des deux organisations étaient des gens du même monde, ils se fréquentaient et se retrouvaient indifféremment dans les salons l’un de l’autre. Sauf, il est vrai, pour le président du cercle Primevère, Me Antoine Marthol qui, voulant rester rigoureusement fidèle aux principes sacro-saints du noirisme officiel, se garda bien, quoiqu’il y fut toujours invité, de jamais mettre les pieds au Club.

Lors de ses fréquents passages au Cap-Haïtien, Paul Magloire ne ratait pas une occasion pour aller revoir ses vieux amis de l’Union-Club et leur serrer la main. Les affaires prospéraient à l’époque et la vieille institution brillait de son plus vif éclat. Un dimanche matin, Raymond Laroche, son président, s’offrit le plaisir espiègle de réunir ses confrères afin de brûler devant eux, dans une grande bassine de cuivre placée au beau milieu du salon, tous les bons payés au commerce allemand au fil des générations. Les membres de l’Union-Club étaient devenus propriétaires majoritaires des locaux qui les abritaient. Après ce merveilleux moment de triomphe, la grande catastrophe allait s’abattre sur le Club.

Au début de 1958, quand les membres du Club invitèrent le président Duvalier lors de ce qui restera sa seule visite officielle au Cap, celui-ci déclina poliment l’invitation. Il fallut toute la force de persuasion du bureau de direction pour convaincre le nouveau chef d’État de venir passer une heure ou deux à l’Union-Club. Duvalier s'y rendit à reculons, suivi de son inséparable bras droit à l'époque, Clément Barbot. Au début de son allocution de circonstance, Duvalier s'adressant au président du Club, le docteur Charles Leconte lui déclara: «Président, parce que vous êtes président, avec un petit «p» sans doute, mais président quand même...»

Au Cap, tout le monde voulait danser ne serait-ce qu’une fois dans les salons du Club, preuve indiscutable de prestige personnel et de réussite sociale. Pour Duvalier cependant, le Club n’était rien qu’un repaire d’opposants et d’amis politiques de Paul Magloire ou de Luc Fouché. En 1967, Duvalier décidait de fermer le Club manu militari. La Régie du Tabac et des Allumettes s’attribua le local avec les employés de la préfecture qui installèrent fièrement leurs pénates à l’étage. Les duvaliéristes érigèrent un hideux mur de ciment sur le parquet ciré du salon, et partagèrent sans vergogne les livres, la vaisselle, les meubles, les tableaux et les bronzes.

Vingt ans après, Jean-Claude Duvalier restituait au bureau de direction du Club le rutilant édifice que les tontons-macoutes étaient parvenus à transformer en une sorte de ruine galeuse. La toiture éventrée faisait eau de toutes parts tandis que, çà et là, les planchers avaient été horriblement calcinés par les réchauds à charbon et les cuisinières de fortune. La restauration et l’entretien de l’Union-Club étant très largement au-dessus des moyens des rares membres survivants, ceux-ci préférèrent en prêter les locaux à une maison d’enseignement supérieur. Ainsi disparut la plus ancienne institution privée d’Haïti. Les seuls citoyens à s’en réjouir furent ceux qui n’avaient pas reçu cette invitation tant espérée pour aller danser, rien qu’un soir, dans les salons de l’Union-Club...

Notes :

Le 24 décembre de chaque année les membres de l'Union-Club se réunissaient afin de désigner un nouveau président dont voici une liste partielle: Franck Dutton, Léon Pasquis, Lemuel W. Livingston, Mario Penzo, Alphonse Lucas, Marceau Lecorps, Lauriston Laroche, David de la Fuente, Frédéric Bernardin, Joseph André, Hugues Lucchesi, Otto Schutt, Félix Martin, Marcel Dupuy, Charles Menuau, Félix Angelucci, Joseph Perrier, Luc E. Fouché, Lascase Bernardin, Dr Roger Mallebranche, Dr Adrien Zéphirin, Dr Charles Leconte.

Source : Charles Dupuy

Références:

1. Lyonel Paquin. Les Haïtiens: Politique de classe et de couleur. Port-au-Prince, Éditions Le Natal, 1988.

2. Jean Fouchard. La meringue.Montréal, Leméac, 1973.

3. Marc Péan. L'illusion héroïque. Port-au-Prince, Éditions Deschamps, 1977.

4. Roger Dorsinville. Lettre au hommes clairs. Port-au-Prince, Imprimerie de l'État, 1946.

5. Collectif. 1946-1976 Trente ans de pouvoir noir en Haīti, tome premier/l'explosion de 1946, bilan et perspective.. Montréal, Collectif Paroles,1976.

6. Lucienne Heurtelou Estimé. Dumarsais Estimé, dialogue avec mes souvenirs. Port-au-Prince, 2001.

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