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Signé Cap-Haïtien

Henri (Tom) Laraque ou Travail, Ordre, Méthode (Charles Dupuy)

Par

Charles Dupuy

Il pourra sembler paradoxal à certains observateurs que l’un des meneurs d’hommes les plus influents lors du Mouvement de 46, fut un riche industriel mulâtre. Après la chute de Lescot pourtant, tandis que la fièvre du noirisme embrasait la capitale et que Daniel Fignolé manipulait à son gré les grandes masses de Port-au-Prince, Henri Laraque, un redoutable populiste, conduisait le peuple du Cap, gagnait chaque jour en popularité auprès des classes laborieuses du pays.

Ayant vécu presque toute son existence en Europe, Henri Laraque, un riche brasseur d’affaires, s’était installé à Londres après avoir occupé un moment le poste d’ambassadeur d’Haïti en Italie. Le 11 avril 1946, Laraque débarquait à Port-au-Prince où, dès sa descente d’avion, il révélait ses prétentions et faisait la déclaration sensationnelle qu’advenant son élection à la présidence d’Haïti, il renoncerait à son salaire de chef d’État. Peu après, le candidat achetait du temps d’antenne à toutes les stations de radio de Port-au-Prince pour la diffusion en simultanée de son vibrant discours-programme.

Laraque en profita alors pour annoncer avec émotion qu’il allait bientôt se rendre au Cap-Haïtien, sa ville natale, afin de lancer sa campagne et révéler le secret de son projet politique au peuple haïtien.

Henri Laraque était le demi-frère du populaire Rosalvo Bobo, le fier combattant du nationalisme et de l’antiaméricanisme, ce vétéran du firminisme que le peuple haïtien aurait vraisemblablement choisi aux présidentielles de 1915. Les Capois accueillirent Henri Laraque en véritable héros national et, bien entendu, tout le monde attendait avec impatience les détails de ce fameux programme capable de faire démarrer le pays, capable de redresser ses finances, de rapporter des millions aux coffres de la République et qui, surtout, assurerait du travail en abondance au gens du peuple.

Lorsque Laraque annonça sur les ondes de La Voix du Nord, la radio locale, qu’il allait prononcer son discours tel après-midi sur le Champ-de-Mars, une foule immense alla se masser au moment indiqué pour s’abreuver de ses paroles. Pendant plus d’une heure en effet, monté sur une tribune fleurie, flanqué de ses lieutenants Brave Laroche et Raymond Nazon, Henri Laraque commença sa carrière de meneur de foule en délivrant une harangue qui fit tomber le peuple en pâmoison.

Pour gagner les cœurs simples, Henri Laraque sut très habilement faire appel au surnaturel et au merveilleux. Il révéla ainsi à la population qu’avant de mourir à Paris, son frère, Rosalvo Bobo, lui avait solennellement fait jurer de sauver le peuple haïtien de sa détresse et de sa misère. Sur le ton de la confidence, Laraque raconta alors comment, tout récemment, il avait vu en songe, son frère Rosalvo, qui lui aurait mystérieusement crié: «Henri! Henri! L’heure est arrivé!» Comme au lendemain de ce rêve étrange, Laraque apprit, en lisant les journaux, la chute de Lescot, il en déduisit que le moment était venu pour lui de se consacrer au salut et au bonheur du peuple haïtien.

Laraque annonça alors son grand projet, son rêve et sa mission: introduire une gestion gouvernementale scientifique dans le pays, apprendre aux Haïtiens à travailler selon les règles, c’est–à-dire dans l’ordre et la méthode. Travail, Ordre et Méthode, (T.O.M.) c’était la devise, le slogan et le programme électoral de Laraque. Après une visite à la Citadelle Henri, Tom Laraque promit au peuple haïtien d’autres citadelles à construire, d’autres défis nationaux à relever, d’autres victoires sur la misère. Tom promettait l’ordre, mais aussi la prospérité, l’opulence, la richesse qui découleraient de la rigoureuse administration des affaires qu’il entendait établir dès son entrée au Palais national. Le discours politique de Laraque, essentiellement axé sur les emplois, sur le travail qu’il allait généreusement procurer en appliquant les principes simples et rentables du grand capitalisme, se révéla extrêmement mobilisateur auprès des classes laborieuses.

Sur ces entrefaites, René Depestre et ses jeunes camarades bolchevistes du journal La Ruche, débarquaient au Cap-Haïtien pour dénoncer auprès des larges masses cet affreux réactionnaire bourgeois, ce détestable mulâtre féodal. Voici comment Depestre nous raconte son aventure dans Trente ans de pouvoir noir en Haïti, un livre paru à Montréal en 1976. «La force de Tom était réelle dans son Cap-Haïtien natal. […] on faillit laisser nos os au Cap à cause de lui. Dans un meeting, on s’avisa de déboulonner sa statue de sable, ses partisans qui composaient la foule à laquelle nous nous adressions, commencèrent à nous lapider. Nous eûmes, Juste Constant et moi, la vie sauve, grâce à la mitraillette d’un officier de l’armée d’Haïti, le lieutenant Nelson, Edner Nelson exactement. La même nuit, le colonel, commandant de la ville, nous communiqua qu’il ne pouvait répondre de notre sécurité, étant donné les bruits qui couraient. Il nous invita à partir sur-le-champ pour éviter un double assassinat».

Depestre venait d’apprendre à ses dépens que la dynamique sociale en Haïti peut se développer de manière bien différente d’une ville à l’autre. Peu après cependant, Henri Laraque, chef charismatique du mouvement tomiste, candidat au Sénat de la République et à la présidence d’Haïti, se faisait lamentablement écraser aux élections législatives du 12 mai 1946. Une situation qui paraissait invraisemblable pour ses partisans qui ne l’avaient jamais ni en aucune façon envisagée. Il faut reconnaître que Laraque, qui jouissait d’une substantielle popularité auprès des masses urbaines, n’avait pas encore eu le temps d’approcher et de séduire les populations rurales qui, bien entendu, ignoraient jusqu’à son existence. Les partisans de Laraque en conclurent néanmoins que la junte militaire, dominée par l’influent major Paul Magloire, ne voulait tout simplement pas s’embarrasser du très riche et très imprévisible Tom Laraque qui pourrait venir brouiller les cartes au parlement de Port-au-Prince.

C’est donc à la consternation générale des tomistes que le vieux sénateur Louis Saint-Surin Zéphirin, un dinosaure, un vétéran des élections du cartel nationaliste de 1930, se faisait encore une fois réélire au Parlement. Au matin du mardi 14 mai, le peuple en colère attaqua la demeure du sénateur Zéphirin à la rue Espagnole (9-L) aux cris de: «Zéphirin coq yon gé! Ou pas bon!» (Zéphirin avait en effet perdu un œil lors d'un accident de voiture, mais une rumeur flatteuse voulait qu'il ait été plutôt mutilé en 1915, lors du massacre de la Prison centrale de Port-au-Prince, à la chute de Vilbrun Guillaume-Sam.)

Le chef de la police du Cap, le capitaine Timoléon Paret, arriva précipitamment sur les lieux à bord d’une jeep surmontée d’un fusil-mitrailleur de gros calibre afin de mater la foule par la terreur. (Parmi les officiers de police on retrouvait Ulrich Saint-Louis le futur président de la Chambre sous la dictature de François Duvalier) Les violentes échauffourées de cette journée mouvementée résultèrent en vingt-quatre morts par balles du côté des manifestants. Ce sera aussi l’onéreux bilan en hommes des élections législatives de 1946 qui ne produira heureusement pas d’autres victimes. Le Conseil Exécutif Militaire prendra aussitôt prétexte de ces événements sanglants pour décréter la loi martiale et le couvre-feu à travers tout le pays.

Aux élections présidentielles de 1946, c’est finalement le député des Verrettes, Dumarsais Estimé, qui allait triompher. Pour la circonstance, les Port-au-Princiens regardèrent passer le nouvel élu dans un grand mutisme de protestation, tandis que les Capois, profondément dépités, revêtaient leurs lampadaires de brassards de deuil. Entre-temps, le candidat Tom Laraque avait eu son bureau électoral nuitamment saccagé et quelques semaines plus tard, toutes ses ambitions déçues, désabusé, il quittait Haïti pour ne jamais plus y remettre les pieds. La grande aventure politique de Tom Laraque était terminée.

Charles Dupuy coindelhistoire@gmail.com (450) 444-7185/(514) 862-7185
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