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Signé Cap-Haïtien

Un Haïtien à bord du Titanic (Charles Dupuy)

Le 14 avril 1912, le Titanic, le grand paquebot de la White Star Line, entrait en collision avec un iceberg dans l’Atlantique nord. Le naufrage du navire qui survint quelques heures après l’accident, restera dans les annales comme le plus grand désastre maritime de tous les temps. Rares sont ceux qui savent que parmi les victimes de la catastrophe se trouvait Joseph Laroche, un passager de nationalité haïtienne. Né au Cap-Haïtien, le 26 mai 1889, Joseph Philippe Dieudonné Laroche était l’unique Haïtien et aussi le seul homme de race noire à bord du Titanic. Comme le voulait la coutume pour les enfants issus de la bourgeoisie haïtienne de l’époque, Joseph avait été envoyé en France pour y poursuivre ses études. Il avait tout juste quinze ans quand il arriva à Beauvais où, après l’école secondaire, il entreprit son cycle d’études supérieures qu’il acheva avec le diplôme très convoité d’ingénieur.

En 1912, Joseph Laroche décida de retourner vivre dans son pays natal. Il voyageait à bord du Titanic en compagnie de sa femme et des deux fillettes du couple, Simone et Louise. Madame Laroche attendait d’ailleurs un heureux événement pour la fin de l’année, un troisième enfant qu’elle espérait cette fois être un garçon. C’est en 1903 que Joseph Laroche avait épousé Juliette Lafargue, une attirante jeune femme aux yeux noisette et aux cheveux noirs, la fille d’un négociant en vins de Villejuif. L’arrivée des enfants faisait le bonheur de la petite famille et, comme on peut bien le penser, celui aussi du grand-père, monsieur Lafargue, un veuf dans la résidence duquel les jeunes mariés avaient provisoirement installé leurs pénates. En réalité, la situation de Joseph Laroche n’était pas des plus reluisantes à ce moment-là. La vie en France s’était révélée extrêmement difficile pour l’ingénieur qui, en dépit de ses très solides qualifications professionnelles, n’arrivait pourtant pas à décrocher un emploi régulier et stable. Après avoir momentanément travaillé à la construction du métro de Paris et sur d’autres chantiers, Joseph Laroche traversa des périodes de chômage désespérément longues. C’est donc pour mettre un terme à cette infortune tenace que le couple avait résolu d’aller s’établir en Haïti dont le président à l’époque était Cincinnatus Leconte, le mari de Reine Joséphine Laroche, une proche parente de Joseph. En apprenant cette décision, les parents de Joseph lui achetèrent des billets pour voyager à bord du vapeur français La France. Les Laroche s’apprêtaient donc à monter sur ce dernier navire quand on leur expliqua que, selon les règlements en usage, leurs filles ne seraient pas autorisées à partager les repas avec eux dans la salle à manger. C’est pour cette simple raison qu’ils s’empressèrent d’échanger leurs réservations pour des billets de deuxième classe à bord du plus récent paquebot de la White Star Line, le Titanic, le plus grand vaisseau de ligne jamais construit jusque-là.

Le mercredi 10 avril 1912, les Laroche se trouvaient à Cherbourg pour prendre place à bord du fameux Titanic qui, avec ses somptueux aménagements, ses quatre hélices, ses deux cent soixante-dix mètres de long et sa coque monumentale, offrait un spectacle absolument impressionnant. Comme tout le monde, les Laroche s’attendaient à arriver à New-York après cinq jours d’une traversée agréable et sans histoire. À bord de ce palais flottant, les passagers voyageant en première classe représentaient à n’en pas douter la quintessence d’une élite parvenue à son maximum de raffinement. Les personnalités les plus riches de la société de l’époque se côtoyaient dans les fastueux salons du paquebot décorés selon un curieux mélange des styles baroque et néo-renaissance. Si les passagers de la troisième classe étaient pour la plupart, des gens de modeste condition, de pauvres immigrants en quête d’une vie meilleure en Amérique, par contre, la majorité de ceux voyageant en deuxième était composée d’hommes d’affaires prospères, de familles assez opulentes en tous cas pour partager certains luxes et privilèges avec les richissimes magnats de la finance et les grandes célébrités qui constituaient la clientèle très exclusive de la première classe. (Il faut signaler néanmoins que bien des passagers avaient renoncé à des places de première sur d’autres navires afin de voyager en troisième à bord du Titanic pour la bonne raison que les compartiments de cette catégorie offraient encore plus de confort et d’espace que les plus luxueuses cabines des compagnies concurrentes.) On tiendra compte du fait que les rigides distinctions de rang social qui prévalaient dans les mentalités du temps faisaient la règle à bord du Titanic et prédomineront même pendant les instants tragiques où le navire sombrera dans les flots.

Dans ce monde encore très largement sous l’emprise des valeurs et des préjugés de l’ère victorienne, l’historien des mœurs ou le sociologue trouverait sans doute intérêt à s’interroger sur ce que fut la vie des Laroche voyageant en deuxième classe sur ce navire qui représentait une sorte de microcosme de la société d’alors. Ils mangeaient dans la même salle que les passagers de première, leur cabine était spacieuse et lambrissée de bois précieux, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’ils furent malgré tout la cible toute désignée de mesquines vexations de la part des membres de l’équipage en particulier, surtout quand on sait que la White Star Line fut obligée de s’excuser publiquement pour le langage irrespectueux utilisé par son personnel et le comportement désinvolte de celui-ci durant la tragédie.

À minuit moins vingt survenait la collision fatale avec l’iceberg. À minuit, selon la consigne traditionnelle, les femmes et les enfants commençaient à s’installer à bord des canots de sauvetage. À minuit quarante-cinq, quand le premier canot fut mis à la mer, l’eau parvenait déjà à la hauteur des hublots du navire. Lorsque vingt minutes plus tard, Juliette Laroche et ses deux enfants prirent place dans le canot no 14, le gaillard d’avant se trouvait complètement inondé, la cohue sur le navire était générale et la situation désespérée. À deux heures cinq, la dernière embarcation de sauvetage quittait le bâtiment en détresse. Il faut rappeler que plusieurs de ces canots sont partis à moitié vide et qu’au lieu de la soixantaine de canots initialement prévue, la compagnie, pour ne pas arranger les choses, avait jugé bon de n’en installer que seize. Cela, afin de ne pas gêner l’évolution des flâneurs déambulant sur le pont-promenade. À deux heures vingt du matin, le gaillard d’arrière du Titanic se dressa à la verticale et l’immense paquebot commença à sombrer dans l’océan entraînant dans la mort plus de mille cinq cent passagers.

Les naufragés du Titanic ne tardèrent pas à mourir d’hypothermie dans les eaux noires et glacées de l’Atlantique. La moitié des corps des victimes fut retrouvée, mais jamais on ne récupéra celui de Joseph Laroche. Quant à Juliette et ses deux filles, elles allaient, avec les soixante autres occupants de leur embarcation, figurer au nombre des sept cent cinq rescapés du désastre. Après avoir dérivé pendant environ quatre heures par un froid intense au milieu des bancs de glace, elles furent retrouvées par le Carpathia, un paquebot qui avait navigué toute la nuit à pleine vitesse et à travers les écueils afin de secourir le Titanic. Dans la soirée du 18 avril 1912, le Carpathia, suivi d’un incroyable cortège de remorqueurs, de bateaux de plaisance et de toutes sortes d’embarcations portuaires, accostait lentement au quai 54 du port de New-York. Les rescapés furent accueillis par une foule bouleversée, pétrifiée d’horreur, d’angoisse et d’anxiété. La ville de New-York vivait en état de choc pendant que, dès l’annonce de la catastrophe, toutes les salles de rédaction du monde entier cédaient à la fièvre et à l’affolement.

Quand la terrible nouvelle du désastre parvint en Haïti et que la mort de Joseph Laroche fut confirmée par la White Star Line, ses parents firent chanter une messe de requiem en souvenir de leur cher disparu en la cathédrale du Cap-Haïtien. Ce fut une bien émouvante cérémonie à laquelle assista une foule considérable d’amis qui tenaient à s’associer au deuil de la famille éprouvée. Pour répondre aux nombreuses marques de sympathie qui leur furent témoignées pour la circonstance, les parents distribuèrent une carte commémorative sur laquelle était imprimée une photographie du défunt encadrée d’une bande noire et au verso de laquelle on lisait cette inscription: «Priez pour le repos de l’âme de Joseph Laroche, mort le 15 avril 1912 dans le naufrage du Titanic.» Bien évidemment, le naufrage du Titanic et la tragique disparition de Joseph Laroche furent abondamment commentés par les journaux locaux mais, avec le temps, le drame tomba dans l’oubli.

Pendant ce temps, Juliette quittait la ville de New-York pour retourner vivre avec ses filles à Villejuif. À son arrivée, elle fut accueillie par les journalistes, dont celui du Matin, un quotidien parisien de grand tirage qui, dans son édition du 3 mai 1912, publiait ce poignant reportage sur le sort malheureux de la famille Laroche. «Dans une petite demeure de Villejuif, une jeune femme en deuil nous reçut hier. Blotties contre elle, deux fillettes, habillées de noir elles aussi, lui pressaient les mains. C’était Mme Laroche, rescapée du Titanic et ramenée avant-hier au Havre par le Chicago, avec ses deux fillettes, Louise et Simone, âgées de deux et trois ans, rescapées comme elle. […] Longuement, d’une voix entrecoupée de sanglots, tandis que dans un coin M. Lafargue, son père, pleurait silencieusement. Mme Laroche nous fit le récit des heures dramatiques qu’elle avait vécues. “Lorsque le choc eut lieu, l’affolement fut terrible. On se bousculait, on s’empressait. Brusquement, je sentis qu’on m’arrachait des mains ma fille aînée, ma petite Simone. Je la vis jetée dans une chaloupe suspendue au-dessus de l’abîme. “Mon enfant! criai-je, Mon enfant! C’est mon enfant qu’on vient de m’enlever!” Mais au même instant, je me sentis saisie à mon tour, des mains m’enlevèrent. On me précipita dans le vide. Je me retrouvai dans une chaloupe à côté de ma petite Simone. Là-bas, sur le pont, au milieu de la cohue, j’aperçus mon mari qui, de ses deux bras tendus au-dessus de la foule, tenait notre plus jeune fillette qu’il s’efforçait de protéger de la poussée. Il se débattait contre les marins, à qui il montrait la fillette et à qui il s’efforçait de faire comprendre qu’on m’en avait séparée, moi la mère. Enfin, quelqu’un saisit des mains de mon mari notre petite Louise, qui fut bientôt dans mes bras… Et la chaloupe descendit définitivement vers la mer. J’eus à peine le temps de jeter à mon mari un suprême adieu. J’entendis sa voix qui dominant la rumeur me criait: “À bientôt, ma chérie! Il y aura de la place pour tout le monde, va, dans les embarcations. Veilles sur nos deux fillettes. À bientôt!” Puis la chaloupe s’éloigna. Un marin, le seul homme qui fut avec nous et une dame anglaise maniaient les rames. Enfin le jour vint. Mais c’est en vain que nous cherchions à l’horizon la silhouette du Titanic. Je pensai à ce moment que c’est parce que nous en étions considérablement éloignés. J’ignorais l’effroyable vérité, n’ayant pu assister, du fond de l’embarcation, à l’engloutissement du paquebot géant. Des heures, de longues heures, des siècles, s’écoulèrent encore. Enfin à sept heures du matin, le Carpathia apparut. De toutes les embarcations une rumeur s’éleva. On comprenait que la délivrance était proche. Bientôt, en effet, nous étions à bord du navire sept cents et quelques rescapés du Titanic. Bien rares étaient ceux qui parmi ces rescapés n’avaient laissé qui un père, qui un frère, qui un mari à bord du Titanic. Quand on demandait des nouvelles aux officiers du Carpathia, on nous répondait: “Ne vous inquiétez pas. D’autres navires que le nôtre se sont rendus autour du Titanic, et font en ce moment route vers New-York, où vous vous retrouverez tous.” Ainsi jusqu’au bout la vérité nous fut cachée. Ce n’est qu’en arrivant à New-York que nous la sûmes toute entière, dans son effroyable réalité”.»

En décembre 1912, Juliette Laroche donna naissance à un garçon, enfant posthume qu’elle prénomma Joseph, en souvenir de son défunt mari. Chef de famille privée de ressources, sans aucun soutien, Juliette Laroche s’enfonça au plus noir du deuil et de la pauvreté pendant toute la période de la Grande Guerre. Après un interminable litige avec la White Star Line, elle reçut de la compagnie, en 1918, une indemnité de 150 000 francs. Elle ouvrit alors une teinturerie au rez-de-chaussée de la résidence familiale, commerce dont elle s’occupa avec l’aide de ses filles restées toutes deux célibataires. En 1945, Joseph Laroche fils se mariait avec une compagne de travail qui lui donna trois enfants, deux garçons et une fille. Joseph est mort en 1987. Simone l’avait précédé au début des années 1970 tandis que Louise est décédée en 1998. En ce qui concerne la veuve de Joseph Laroche enfin, Juliette Laroche, elle s’est éteinte en 1980, à l’âge de 91 ans. Elle n’avait jamais voulu se remarier, préférant vivre dans la pieuse vénération de Joseph Laroche, son mari disparu 68 ans plus tôt dans les flots glacés de l’Atlantique nord.

Épilogue

Par une curieuse ironie du sort, dans les soutes du Titanic, se trouvait un cercueil contenant la dépouille mortelle d’une Haïtienne décédée en France quelque temps auparavant et que sa famille avait décidé de rapatrier afin de lui offrir les honneurs d’une sépulture dans sa terre natale. Comme on peut le comprendre, le cadavre n’arriva jamais à destination mais, avec le reste de la cargaison, il termina sa course à trois mille neuf cent mètres au fond de l’océan. Bizarrement, il s’agissait du corps de Madame Cloridan Laroche. Elle n’était, sans doute, qu’une lointaine alliée de Joseph Laroche, mais tout de même, on ne peut s’empêcher de s'arrêter sur cette singulière coïncidence qui leur faisait porter l’un et l’autre le même nom de famille. Par ailleurs, mais cette information n’est pas documentée, il semblerait que deux autres Haïtiens voyageant en troisième classe auraient également péri dans la tragédie du Titanic. Il s’agirait de M. Clovis Miot, un citoyen de la ville de Saint-Marc qui faisait la traversée en compagnie de son fils du même nom. Signalons enfin que la pathétique histoire de la famille Laroche devait bouleverser le public américain lorsqu’elle lui fut révélée en 2003 lors d’une exposition du Musée de la Science et de l’Industrie de Chicago.

Charles Dupuy
Références

Pour en savoir plus long:

1. Serge Bilé. Black Man on the Titanic: The Story of Joseph Laroche. Mango Publishing Group, 2019.

2. Joseph Laroche and the legacy of the RMS Titanic. by Carissa Villagomez, Marketing and Communications Intern.

Losing Laroche: The Story of the Only Black Passenger on the Titanic.

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