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Tranches de vie

L’histoire secrète du premier Carnaval des étudiants du Cap-Haïtien, en 1961 (Roland Menuau)

La grève des étudiants de l’Université se maintenait à Port-au-Prince. Les foudres du gouvernement de François Duvalier avaient déjà frappé : étudiants arrêtés, torturés, fusillés, portés disparus. Le régime, déterminé à réduire les étudiants au silence, avait décrété la dissolution de l’UNEH (Union des Étudiants Haïtiens) et proclamé l’interdiction des réunions d’étudiants.

Le deuxième trimestre en classe de Philo au Collège Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours commençait. Le frère aîné de mon ami Jean-Claude, Robert M., instituteur et activiste politique qui, depuis plus d’une année, dispensait en cachette des cours de «formation citoyenne» à des jeunes gens dont j’étais, me convoqua pour m’expliquer la situation qui empirait à P-au-P et me parler des diverses solidarités (d’état civil, de choix politique, d’engagement civique, etc.) qui liaient le sort des finissants de partout au pays à celui des universitaires de la Capitale et qui exigeaient que nous posions un geste pour leur venir en aide. Il me laissa 48 heures pour décider si je voulais y prendre part, sans préciser de quoi il s’agissait mais en rappelant que toute action comportait des risques. Rendez-vous fut pris pour le dimanche suivant et on se quitta.

Nous nous rencontrâmes comme par hasard, entre les rues 16 et 15 F, deux jours plus tard en début d’après-midi, le temps d’échanger quelques mots, moi pour confirmer que j’embarquais, lui pour me dire de me trouver dans une heure à la pharmacie Vincent où des personnes connues, responsables et fiables m’en apprendraient plus sur le rôle que j’aurais à jouer. Sur place, Jean V. me fit passer dans une pièce arrière où attendait Charles M., dentiste, archi-connu, en effet, et estimé de toute la ville.

Après un rappel de ce qui se passait à P-au-P, j’appris que Jean M., étudiant en ethnologie, s’était proposé pour amener au Cap un groupe de jeunes pour les soustraire à la prison ou pire. L’objectif proposé, sous le sceau du secret absolu, était de monter une action pour permettre la dispersion de ces jeunes gens dans les environs du Cap. Après un tour d’analyse des possibilités, nous tombâmes d’accord sur les avantages et les conditions de réalisation de ce qui était une innovation pour le Cap : le carnaval des élèves du secondaire. À la fin de la séance de travail, j’avais en tête une feuille de route que je pourrais adapter et raffiner au besoin et je savais pourquoi ces messieurs avaient arrêté leur choix sur moi.

J’avais mes entrées à l’évêché et Mgr Albert Cousineau m’appelait «capitaine» parce qu’au cours de mes deux dernières années d’internat au Petit Séminaire Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus, j’avais été l’assistant de Yves B. avant de devenir le responsable des activités de la chapelle, chargé, entre autres, de l’approvisionnement en produits dont l’évêché était le fournisseur. Ma «carrière» de choriste commencée chez les Frères de l’instruction chrétienne, s’était poursuivie au Petit Séminaire et continuait toujours les dimanches de l’année scolaire au CNDPS avec Dupuy F. et Frantz D. comme voix de basse sous la baguette du père Victor Lecavalier. Je fréquentais la maison de Pa’ Dodo (Ludovic Vincent, commerçant et maire du Cap) où je rendais régulièrement visite à ma marraine, Madeleine V.-M. En début d’adolescence, pour contenir ma tendance à la «turbulence», mon père, Marcel, m’avait envoyé acquérir un peu de «discipline et maîtrise de soi» à travers quelques leçons d’arts martiaux au dojo de son cousin Ti Charles. Avec Gary Piquion et Arly Verne, j’avais participé une ou deux fois à «Recherche des étoiles» du dimanche à l’Éden Ciné. Et après la deuxième élimination, Roger Colas, goguenard, nous avait dit : «Écoutez, petits frères, laissez tomber. Vous, vous allez continuer à étudier pour moi. Moi, je m’occupe de chanter pour vous.»’ J’avais joué dans des saynètes au Séminaire et tenu un petit rôle dans «Athalie» (de Racine) pour l’inauguration de la nouvelle chapelle construite entre la résidence des prêtres et le bâtiment du Collège. J’avais connu des succès dans l’équipe des débats. J’avais fait des stages d’été aux micros de «La Voix du Nord» d’Émile Anacréon et de Radio Citadelle de «Papassit» et Sylvestre Wainwright, sous l’œil bienveillant du technicien et footballeur Maurice Lindor. L’orchestre Septentrional était né dans ma famille, et j’appelais encore Tonton, le maestro Ulrich Pierre-Louis. Et, par-dessus tout, Robert M., de près et d’autres, de loin, m’avaient, à mon insu, fait passer des tests depuis un certain temps.

La stratégie : amener les autorités civile, militaire et religieuse en place à accepter l’idée du carnaval des élèves et leur faire prendre une part à sa réalisation, plaçant du coup les concepteurs et le comité réalisateur sous leur patronage et leur parapluie éventuellement. Il faudrait jouer serré, jouer de finesse et, parfois, jouer l’innocence.

Comme il avait été décidé d’ignorer le Préfet (Robert Cox) et ses tontons macoutes, il restait un os : comment aborder le chef de la police, Tony Pierre, nouvellement transféré au Cap, disait la rumeur, de Léogâne où il avait bastonné le maire de la place.

La tactique : présenter le projet du carnaval aux directeurs des écoles secondaires, obtenir l’autorisation de parler aux classes de Philo ou, à défaut, à la classe la plus avancée et créer un Comité du carnaval composé d’élèves représentant le plus grand nombre d’écoles secondaires.

Ma première démarche fut de me faire remettre par mon préfet des études, le père Marcel Bédard auprès de qui je n’étais pas en odeur de sainteté, une attestation de mon appartenance à la classe de philo du CNDPS. Ce papier, croyais-je, m’ouvrirait la porte des directions des autres institutions. Je l’obtins, grâce au soutien des pères Maurice Mignault et Réal Charlebois.

Muni de cette attestation, je me présentai au Collège Sanite-Belair, le plus proche de mon école. Le directeur me reçut, écouta patiemment l’exposé du but de ma visite et me répondit poliment que cela était incompatible avec et inapplicable à une «école de filles» comme la sienne, qu’il m’encourageait à limiter mes visites aux écoles mixtes ou de garçons et me conseillait d’éviter de perdre mon temps et ma salive auprès de la direction des écoles de filles. Je le remerciai et m’en allai en me promettant de suivre ses conseils. Le lendemain, je me rendis au Lycée Philippe-Guerrier où le projet fut accepté d’emblée. Les élèves de Philo déléguèrent Maurice (Moye) Barthélemy au comité. À nous deux, nous représentions les deux plus grandes écoles de la ville, tant en renommée qu’en nombre d’élèves.

Les jours suivants nous fîmes ensemble le tour des autres écoles secondaires conformément à la recommandation du directeur de Sanite-Belair. Les directions du Cours Nelson, du Collège Oswald-Durand, du Collège Immaculée-Conception (C.I.C.) consentirent à laisser participer leurs élèves au carnaval tout en refusant d’en déléguer au Comité d’organisation par mesure de sécurité et/ou pour éviter de possibles représailles. Cependant, Me C. Lamour, du C.I.C., nous offrit ses services de secrétariat, de supervision et de suivi pour toute communication dont nous pourrions avoir besoin. Aucun des directeurs n’accéda à notre requête d’une journée de congé scolaire le mercredi des cendres mais tous promirent de passer l’éponge sur les absences et les retards du lendemain de carnaval.

La rencontre avec Monseigneur A. Cousineau fut la plus longue, l’évêque s’attardant, comme l’avait fait le préfet de discipline du C.N.D.P.S., le père J. Laporte, sur la responsabilité, la moralité et la nécessité de mettre sur pied un service d’ordre pour protéger les participants. Ayant obtenu son satisfecit, il nous fit servir une collation et nous remit un endossement écrit dont nous allions faire bon usage aux prochaines étapes.

Nous profitâmes du fait que le maire habitait littéralement à quelques pas de l’évêché pour passer lui demander un rendez-vous. Il s’informa du sujet dont nous voulions l’entretenir, nous demanda de passer le voir le lendemain à son magasin avant de s’informer des nouvelles de nos parents. Nous ayant vus, trois amis étudiants, (Sergot, Yves et Rony), membres de la famille du maire vinrent nous saluer. Nous nous fîmes un peu prier avant de leur résumer le projet et de leur offrir d’intégrer le futur service d’ordre.

Le débonnaire M. Ludovic Vincent endossa le projet au-delà de nos attentes : il s’engagea à payer l’orchestre Septentrional si ce dernier acceptait de participer. Sa seule condition était que le point de départ et de retour du défilé devait être l’Hôtel de Ville du Cap. Offre que nous nous empressâmes d’accepter. Il nous fit une liste de commerçants à visiter pour recueillir des dons de colas, rubans, foulards, chapeaux de paille etc., étant entendu qu’il les préviendrait de notre passage prochain. Je profitai de ses excellentes dispositions pour lui demander de parler du carnaval au chef de la police. Après tout, c’était sa ville, ses jeunes gens, son carnaval. Il accepta volontiers, d’autant que cela affirmait son autorité et son pouvoir.

MM. Ulrick Pierre-Louis et André Gaspard ne firent aucune difficulté. Ils s’occuperaient de rallonger de 2 heures leur contrat avec le chauffeur du camion qu’ils avaient prévu d’utiliser pour la sortie de Septent dans l’après-midi du mardi-gras. ‘’Conséquemment, la bande des élèves devait être de retour à son point de départ à 2h p.m. sans faute’’. Ils insistèrent pour recevoir par écrit le parcours prévu et sur l’heure du départ qui devait se situer avant midi.

Dans l’après-midi du vendredi précédant les jours gras, Moye et moi allâmes trouver le chef de la police pour requérir la présence de quelques soldats pour protéger les élèves et empêcher tout désordre. Mes mentors avaient insisté sur la nécessité de demander que des militaires soient affectés à cette surveillance : en ce temps-là les soldats venaient souvent d’ailleurs et, ne faisant pas de vieux os à un poste, risquaient moins de distinguer des individus dans une foule alors que les miliciens et autres tontons macoutes étant des gens de la place, seraient mieux à même de détecter les visages d’inconnus à qui la bande devait justement servir de couverture.

Le matin du mardi-gras, lorsque les membres du service d’ordre composé d’une trentaine de grands, sous la direction de Péguy M., Sergot V. et Doudou F., arrivèrent un peu avant 10 heures, il y avait dans la grande cour de l’Hôtel de Ville une foule de jeunes grouillant autour du camion de Septentrional et débordant dans la rue 20 F-G et sur la Place d’armes. Dans l’effervescence et la bonne humeur, aidée de parents venus accompagner leurs enfants et, peut-être, constater le sérieux de l’organisation, l’équipe procéda pendant plus de 30 minutes à la distribution de chapeaux, foulards, colas, rubans, sifflets et brimborions divers en plus de se transformer en habilleurs pour plusieurs qui n’arrivaient pas seuls à se déguiser. Quant à moi, je ne remis qu’un chapeau à un garçon qui est resté mon ami depuis : Jocelyn P.-L.

Mme Suza Ducheine, M. Lecas Péan et les frères Georges et Jean Nicoli venaient en tête des généreux donateurs de ces bricoles indispensables pour agrémenter un défilé carnavalesque. Dès que les cloches de la cathédrale eurent sonné le dernier coup de 11 heures, le maire souhaita un joyeux défilé à tous au micro de l’orchestre et la bande se mit en branle au son de «Tout madigra rele madigra» à quoi le camarade Roger Colas, chanteur de l’orchestre, demanda que tous répondent «Tout madigra pa menm madigra.»

Le seul incident digne de mention intervint sur la rue Espagnole entre les rues 9 et 8 quand Raphaël M., le porteur du drapeau de la bande pour ce segment, sembla vouloir dévier de l’itinéraire prévu pour une raison qui donna lieu à toutes sortes de conjectures lors de la séance d’analyse post-événement. Fort heureusement, la vigilance de Doudou et Péguy nous sortit presto de ce qui aurait pu être nuisible à l’objectif premier du carnaval et enrageant pour le chauffeur et le maestro Ulrick Pierre-Louis.

Côté amusement, tout s’était donc très bien passé pour un coup d’essai. Tout le monde se congratulait. Côté travail, l'opération avait réussi : tous les exfiltrés étaient à l'abri, sains et saufs. Mais à mon arrivée au CNDPS, le jeudi suivant, le préfet de discipline, le père J. Laporte, m’intercepta, m’amena à son bureau où il m’apprit que j’étais renvoyé pour ce jour-là et le lendemain et toute la semaine prochaine. Motif : il avait regardé le défilé de la galerie supérieure du collège avec ses jumelles et avait constaté à quelle danse dévergondée je m’étais livré au coin de la rue 11L, ce qui était contraire aux termes de notre entente, inacceptable comme modèle pour les plus jeunes, honteux venant d’un ex-séminariste et très mauvais pour la réputation de l’établissement. De plus, j’avais engueulé mon ami Jean C. qui était allé jouer du clairon à l’envoi du drapeau la veille. En résumé, je devais rentrer chez moi sur le champ en attendant la lettre officielle à mes parents qui suivrait par la poste. Je retournai me reposer à la maison sans regret, assez content de ce congé prolongé.

C’était, des deux côtés, compter sans mes condisciples de la classe de philo. Matin et après-midi, un ou deux d’entre eux (souvent James M., Frantz D., Doudou F. ou Serge V.) passaient me tenir à jour et me remettre les sujets de travaux à faire. Matin et après-midi, Rodolphe F. et d’autres collègues entretenaient la tension dans la classe, faisant pression sur la direction pour me réintégrer, avec la participation active de notre professeur d’histoire d’Haïti, M. Beaufort Péan, (un de ces profs haïtiens, avec MM Loulou. Etienne et Alphonse St-Hilaire, qui nous apprenaient à être fiers de nous-mêmes et à porter la tête haute). À ma grande surprise, le mercredi matin suivant, soit après 4 jours de suspension, le père Mignault vint me chercher à la maison pour me ramener, sur sa Vespa, au coin des rues 11 et Espagnole où tous les copains m’attendaient. On se mit en rang derrière Dòdòf qui entonna «Grenadiers, à l’assaut.» Et on rentra en classe.

Lorsque Loulou Gonel, directeur de la poste, vint en personne remettre à mon père la lettre de suspension non cachetée qui m’incriminait pour «action subversive contre l’autorité», il y avait 3 jours que j’avais été réintégré en grande pompe grâce à mes condisciples et à mon prof d’Histoire. Quand je leur expliquai que mon crime avait été de «virer mes reins» au carnaval des étudiants, ils rirent de bon cœur, et mon père me laissa le choix de finir l’année au CNDPS ou d’étudier à la maison en vue de m’inscrire comme élève libre aux examens du ministère de l’Éducation. Je préférai terminer mon année au collège. Puis je quittai le bercail. J’avais 18 ans.

Un quart de siècle plus tard, de passage au pays, j’ai rendu visite à Maurice Barthélemy à sa résidence pour l’informer de l’importance du rôle qu’il avait réellement joué et dans quelle pièce. Il me dit en souriant qu’il s’en était douté mais qu’il était fort heureux de la confirmation. Nous étions en février 1986.

Je me mis à rire tout doucement aussi en repensant à une liste entrevue dans les vieux papiers de Robert M. à Miami alors que je l’aidais à préparer un déménagement en 1983. Il y figurait une bonne moitié des membres du service d’ordre du carnaval étudiant de 1961. Le nom de Maurice n’y était pourtant pas. Avions-nous donc tous été recrutés via les cours clandestins de Robert et d’autres?

Ah, la camaraderie, la solidarité et la sécurité! Merci Charles, merci Robert d’avoir enseigné, par l’exemple surtout, à ceux et celles de ma génération à aimer, dans le respect et la dignité, nos compatriotes et notre pays.

Source :Roland Menuau, Laval, 7 février 2020
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