De son vivant même, Christophe était déjà une légende. C’était le Noir le plus célèbre au monde de l’époque, et la rumeur des richesses fabuleuses qu’il accumulait dans son royaume, la splendeur de ses châteaux rallumaient les convoitises du parti colon, excitait la cupidité, l’envie et l’admiration de toutes les puissances coloniales. Christophe n’avait sans doute pas suivi de longues études, mais épris d’ordre et de progrès, sa curiosité naturelle l’avait poussé à s’embellir l’esprit par la conversation, il admirait l’agilité intellectuelle des gens brillants, recherchait autant leur société que leurs conseils avisés. Christophe avait la vision d’un pays prospère et productif. Se souvenant que seulement une décennie avant son arrivée aux affaires, Saint-Domingue était encore la plus belle colonie de toute l’histoire des colonisations, il entendait restaurer la fortune du pays par le travail assidu de ses sujets.
Après la mort du roi, hélas, toutes les manufactures disparaîtront. Le président Boyer, dans sa politique de pacification, s’empressa de fermer sauvagement les manufactures royales, anéantissant ainsi de manière stupide et vengeresse l’infrastructure industrielle patiemment érigée par Christophe. Boyer trouva aussi dans le Trésor royal une somme fabuleuse que les plus prudentes estimations des fonctionnaires situaient autour de 21 millions de dollars. Pour mieux soustraire cette fortune à la comptabilité publique, Boyer créa les comptes non-fiscaux de l’État qui resteront dans les annales comme l’une des plus extraordinaires aberrations administratives haïtiennes.
Durant l’Occupation américaine, le conseiller financier W.W. Cumberland interdira formellement l’établissement d’une filature en Haïti afin de ne pas faire chuter le volume des importations de textiles au pays, ce qui pourrait nuire aux recettes douanières, garantes du remboursement de l’emprunt de 1922. Lescot lèvera cette contrainte administrative, mais c’est seulement sous la présidence d’Estimé, en 1948, que l’industriel Oswald Brandt inaugurera enfin une usine textile à Port-au-Prince, c’est-à-dire 128 ans exactement après la fermeture de celle de Christophe.
Les Haïtiens cultivés ne cachent jamais leur sympathie pour Pisistrate. Pisistrate c’est ce tyran athénien qui encouragea le commerce et l’industrie, érigea le Parthénon, construisit des routes, relia la ville d’Athènes au port de Phalère et amena par des conduits souterrains les sources des montagnes au cœur de la cité athénienne… S’ils éprouvent de l’admiration pour Pisistrate et manifestent des transports larmoyants en évoquant son œuvre, les Haïtiens cultivés se gardent bien de s’extasier avec autant de ferveur devant les impressionnantes réalisations de Christophe que, bien au contraire, ils se chargent de déprécier, de détracter et de diffamer.
Beaucoup d’historiens à l’esprit chagrin et des générations de guides pour touristes n’ont pas encore pardonné à Christophe l’immense richesse qu’il avait su créer dans son royaume, et pour expliquer les marques indéniables de faste et de progrès qu’il a laissées, ils s’évertuent avec persistance à le dépeindre très méchamment comme un mégalomane, un monarque dément, un tyran sanguinaire
Jamais pourtant dans le cours de son histoire, Haïti ne se trouva aussi riche que sous le gouvernement de Henry Christophe, dont les qualités d’organisation, l’efficacité administrative, la gestion des affaires du pays ainsi que l’immense opulence qui en résulta, en font sûrement le plus grand chef d’État haïtien.