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Le destin tragique de trois jeunes poètes (Charles Dupuy)

Voici le destin tragique de trois poètes qui furent pour moi des amis de jeunesse.

Henri-Claude Daniel

Le premier s’appelait Henri-Claude Daniel, c’est peut-être celui que j’ai le mieux connu, celui avec lequel j’ai vécu dans la plus grande proximité intellectuelle. Lui et moi, nous lisions de façon boulimique Sartre et Camus, mais aussi Raymond Aron, Aimé Césaire, Jacques Roumain, Price-Mars, René Piquion. On s’enivrait de la poésie d’Apollinaire, de Paul Éluard, d’Oswald Durand, de Magloire-Saint-Aude, de Roussan Camille, de Gérard Étienne, de René Philoctète. Henri-Claude et moi, nous nous sommes connus au Collège Notre-Dame où, assis côte à côte pendant la longue période d’étude, nous occupions notre temps à bavarder. Il dessinait alors avec application de belles têtes de Louis Déjoie, le candidat à la présidence. Déjoie ne sera pas président que je lui disais. Oh! que oui, répondait-il, c’est lui qui entrera au Palais, tu vas voir... J’apprendrai plus tard qu’il était l’enfant unique d’une mère célibataire et, à l’époque, toutes les femmes célibataires donnaient leur cœur et leur suffrage au séduisant sénateur Louis Déjoie.

En 1961, la police se lança aux trousses des rédacteurs d’un tract très virulent contre le régime duvaliériste qui circulait parmi les élèves de la ville. Les auteurs du tract** seront arrêtés et vilainement torturés, tandis qu’Henri-Claude qui s’était chargé de les distribuer, ces tracts, entra pour un moment dans la clandestinité en attendant que l’affaire soit oubliée. Au vieux lycée du Cap, nous participions lui et moi à toutes les associations de jeunesse: journal étudiant Flèche, Cercle Louis Mercier, Groupement culturel des jeunes, émissions de radio, nous étions toujours ensemble et partout à la fois.

À l‘époque, les Soviétiques lançaient des cosmonautes dans l’espace, Jean XXIII publiait ses encycliques tandis que nous, nous faisions fièrement paraître À trois voix, une plaquette de poésie qui réunissait la production de trois jeunes poètes, Henri-Claude Daniel, Josué Bernard et Emmanuel-Édouard Calixte. La publication connut un certain retentissement dans le monde littéraire puisque la prestigieuse revue catholique Rond-Point voulut prendre le relais en publiant nos jeunes poètes. Dans le numéro de février 1964 de Rond-Point, c’est à mots à peine couverts qu’Henri-Claude révélait ses convictions morales et ses choix politiques:

À mi-chemin entre le rêve et la folie

mon cœur en mal de liberté rythme le macadam du présent.

C’est aussi à ce moment-là que nos chemins allaient se séparer. Il voyagea dans les pays de l’Est et, de retour au pays, il alla s’établir à Port-au-Prince.

Plus tard, j’aurai la surprise d’apprendre qu’il avait été l’un des quatre participants du fameux cambriolage de la Banque royale du Canada, perpétré le 8 novembre 1967, à la Place Geffrard. Peu après ce surprenant coup d’audace, la police politique l’appréhendait et le faisait disparaître dans les geôles de Fort-Dimanche.

Josué Bernard
Josué Bernard

Josué Bernard était persuadé que la littérature pouvait transformer le monde et ne vivait que pour les mots, les lettres et la poésie. Au moment où Gérard de Catalogne décida de déménager Le Nouveau Monde à Port-au-Prince et de rejoindre le camp duvaliériste, son rédacteur en chef, Yvon Hyppolite, me proposa de prendre en charge la chronique hebdomadaire, Allo, Cap-Haïtien, dans laquelle je devais rapporter les événements politiques, administratifs et mondains de la ville. Je déclinai aussitôt cet honneur mais je me rendis chez Josué pour lui offrir le poste que je venais de refuser. Josué envoya une première chronique à la rédaction du Nouveau Monde qui, à sa grande joie, la publia sans en retrancher une virgule. La semaine suivante, à sa grande déception, le journal rejeta la chronique de Josué et publia de préférence celle d’un certain Jean Ducap, le pseudonyme d’un journaliste très probablement ami de Gérard de Catalogne.

Peu de temps après, Josué se retrouva détenu dans les geôles des Casernes Dessalines où il fut torturé à coups de décharges électriques qui lui «firent entendre mille cloches de Pâques», écrira-t-il. Après de longs mois de détention à Fort-Dimanche, il fut libéré de manière tout à fait sensationnelle lorsque, le 22 janvier 1973, un commando communiste prit en otage l’ambassadeur américain Clinton Knox et réclama pour sa libération l’élargissement d’une quarantaine de prisonniers politiques. Josué, qui figurait sur la liste, fut libéré et expédié à Mexico. De là, il choisit de s’exiler à Cuba. Nous devions, lui et moi, correspondre pendant plusieurs années avant que j’eus la tristesse d’apprendre que mon ami au cœur si généreux était décédé à La Havane. Comme une vieille chanson, j’ai toujours en tête son poème Donne.

Donne, donne un sourire à la femme qui passe

Sous le vent, sous la pluie en portant sa besace…

À l’image de l’homme, la poésie de Josué était simple, belle, pure et touchante.

Emmanuel-Édouard Calixte

Emmanuel-Édouard Calixte est celui de ces trois poètes que j’ai le moins connu. C’était un jeune homme réservé, taciturne, timide, et qui donnait toujours l’air d’être un peu ailleurs et perdu dans ses pensées. Toto écrivait en vers libres mais se pliait aux règles de la métrique la plus rigoureuse. Il comptait les syllabes de ses vers et respectait bien scrupuleusement la césure de l’hémistiche. Lui aussi, il s’était engagé dans la gauche militante, lui aussi il se rendit dans les pays de l’Est et, lui aussi, il périra en prison.

Il était professeur de littérature quand, en 1969, il fut appréhendé par le chef de la police du Cap, le redoutable capitaine Gérard Louis, lors d’une razzia de jeunes communistes ou prétendus tels, qui se déroula dans la ville et ses environs. On dit que le président François Duvalier l’interrogea longuement dans son bureau, que ce dernier le trouva si brillant qu’il l’avait fait extraire plusieurs fois de sa cellule de prison pour qu’il vienne échanger avec lui au Palais, façon pour le chef de l’État de mieux comprendre les aspirations de la jeunesse. Vrai ou faux? On n’en saura jamais rien. Il n’en demeure pas moins que, suite aux mauvais traitements qu’il aura subis, Emmanuel-Édouard Calixte disparut tristement dans les sombres cachots de Fort-Dimanche.

Source: Charles Dupuy

NOTES

**Les auteurs du tract très virulent contre le régime duvaliériste qui circulait parmi les élèves de la ville étaient Charles Manigat, Jean Merveille et Reynold "Tutu" Pierre. Ils ont été arrêtés et vilainement torturés par la police politique.

*** En 1965, Dr. Ernst Mirville, Henri-Claude Daniel et Jean-Marie W. Denis (qui s'est joint a eux par la suite) ont créé le Groupement Mouvman KreyOl. Dès lors, la littérature créole avait son premier mouvement littéraire sous le nom de Sosyete Koukouy. Ce mouvement littéraire compte des branches un peu partout dans la diaspora y compris Miami, Tampa Bay, Montréal, etc. (1) En 2015, lors du 50e anniversaire de ce mouvement littéraire a été institué le Prix littéraire Henri-Claude Daniel, en reconnaissance à son implication dans la création du mouvement (2). Rekonesans sa-a ap pote non Henri Claude Daniel (Jan Tanbou) pou onore memwa li kòm youn nan manm fondatè Òganizasyon Mouvman Kreyòl Ayisyen ak Sosyete Koukouy.

Références

1. Michel-Ange Hyppolite (Ottawa). Bref aperçu de la litterature haitienne d'expression créole.

2. «Jan Tanbou» Pri literè Koukouy. Henri Claude Daniel.

Crédit - Photo: La photo de Josué Bernard est de la collection personnelle de Charles Dupuy. Au verso de la photo, Josue lui a écrit ces quelques mots: À Charles, mon ami d'avant et d'après la déroute. Nous avons regardé la mort dans les yeux et elle eut peur...