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Le Cap, un milieu desséchant? (Charles Dupuy)

C’est au début des années 1960 que l’intelligentsia de la ville du Cap fut secouée, scandalisée de la plus vive manière par un article paru dans les colonnes du Panorama, le quotidien port-au-princien des frères Jules et Paul Blanchet. L’auteur de l’article décrivait la deuxième ville du pays comme un « milieu desséchant ». Est-il besoin de dire que, piquée au vif, l’élite intellectuelle de la ville prit très mal la chose. La ville des gloires politiques et littéraires que sont Valentin de Vastey, Demesvar Delorme, Anténor Firmin, Rosalvo Bobo, Oswald Durand, Luc Grimard, Marc Verne, une ville reconnue jusque-là comme un pôle incontournable de liberté d’expression et d’indépendance d’esprit serait donc soudainement devenue un milieu desséchant?

L’auteur de l’article incriminé était d’ailleurs lui-même un Capois, il s’agissait de nul autre que Gérard V. Étienne, lequel était né au Cap, ville où il avait grandi dans le quartier de Mando. Gérard avait quitté le Cap où il était un parfait inconnu dans le monde intellectuel pour atteindre quelque temps plus tard une célébrité au-delà de toute mesure dans la capitale. En effet, c’est à Port-au-Prince que tout semblait lui réussir. Là, il est accueilli à bras ouverts par les directeurs des grands quotidiens qui publient ses articles, fait paraître des plaquettes de poésie, bref, bénéficie désormais de la renommée la plus large, la plus enviable, la plus brillante dans le monde intellectuel haïtien.

Au Cap, on retenait toutefois que Gérard V. Étienne était un authentique fils du pays, un Capois à qui on s’empressa de demander des comptes, de s’expliquer sur l’agressivité de ses propos, bref, de fournir les explications qui s’imposaient après qu’il eut proféré ces paroles infamantes, ces allégations aussi injurieuses que malveillantes à l’endroit de la ville qui l’avait vu naître et grandir.

Dans les mois qui suivirent, Gérard Étienne débarquait en ville. Bien évidemment, on s’attendait aux plus vigoureux débats sur le sujet, à des demandes de justifications, à des interrogations académiques, bref, aux plus viriles échanges sur la pertinence de ses déclarations acrimonieuses, sur sa conception philosophique de l’homme haïtien et de la société dans laquelle il évoluait… mais, bien curieusement, rien de tout cela n’aura lieu. Il faut comprendre que l’on vivait alors sous la férule de la dictature duvaliériste, un régime autoritaire féroce et pour lequel tout dialogue intellectuel, tout débat d’idées, toute rhétorique politique (ou une simple phrase française!) était perçu comme un discours subversif par les autorités. Gérard V. Étienne se contenta donc bien sagement de prononcer une très savante conférence sur l’évolution de la poésie capoise à travers les générations. L’événement attira un public nombreux et attentif devant lequel il parla longuement d’Oswald Durand avant de s’arrêter pour finir sur les poèmes fraîchement parus de Raoul Rémy et ceux de tous ces jeunes poètes de la génération montante, les Henri-Claude Daniel, les Josué Bernard et Emmanuel-Edouard Calixte. Bien entendu, personne ne lui demanda de s’expliquer sur son jugement malveillant, lapidaire et combien controversé au sujet de la ville du Cap, personne ne se leva pour poser des questions au conférencier avant que le public ne se retire de la salle silencieux et en bon ordre. Les fins lettrés et connaisseurs érudits lui reprocheront plus tard quelques lacunes, d’avoir oublié quelques grands noms comme Probus Blot ou Christian Werleigh… d’avoir en somme remis un travail bâclé, mais bon, on considéra généralement que tout compte fait, il s’en était plutôt bien sorti et tout le monde regarda sa conférence comme une façon plutôt polie de faire amende honorable.

Il n’en reste pas moins que cette polémique aura provoqué un examen de conscience collectif qui agita profondément la fine fleur intellectuelle de la ville du Cap. À cette occasion en effet, elle s’interrogea longuement sur son rôle et son destin, voulut vraiment savoir si elle évoluait dans une serre chaude favorable à son épanouissement ou, bien au contraire, dans un «milieu desséchant» comme l’avait affirmé Gérard Étienne. En réalité, c’est tout le pays qui vivait alors dans les affres de la violence politique, des dissensions sociales et du marasme économique. C’est donc toute la république qui s’était transformée en un milieu desséchant sous la férule de la dictature duvaliériste et c’est toute la jeunesse de l’époque qui fuyait ce régime despotique, ce pouvoir absolutiste et sanguinaire qui avait jeté sa lourde chape de plomb sur le droit d’expression et les libertés citoyennes. En visant le Cap, Gérard V. Étienne voulait sans doute exprimer les tourments internes et la confusion morale auxquels était confronté la jeunesse de cette époque, dénoncer la situation dramatique dans laquelle le régime autocratique de François Duvalier avait conduit le pays, un pays où la jeunesse pouvait, et cela à juste raison, s’inquiéter pour son avenir.

De son côté, Gérard Étienne devait quitter Haïti peu de temps après pour aller s’établir au Canada, au Nouveau-Brunswick plus précisément, où il fera carrière comme professeur de linguistique à l’Université de Moncton. Il publiera plusieurs romans et recueils de poésie avant de s’éteindre à Montréal, le 14 décembre 2008.

Charles Dupuy

Note de la rédaction

Commentaire reçu de Natania Étienne, veuve de Gérard Étienne, à propos de cet article :

Pour la petite histoire avant de quitter Haiti Gérard Étienne n'était plus accueilli dans des publications que dans le journal Panorama, propriété des frères Blanchet. Paul Blanchet est ministre dans le gouvernement Duvalier et pourtant, protège les derniers jours de Gérard Étienne sous la dictature et lui laisse carte blanche pour écrire alors qu'il est un opposant notoire. Les réunions politiques des opposants se faisaient au deuxième étage du journal. Et Paul Blanchet criait : « Moins fort, messieurs » quand les discussions s'échauffaient. Charles Dupuis (sic) a une lecture très juste de la situation.