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Signé Cap-Haïtien

À la mémoire du Dr Charles Manigat (compilé par Tet Ansanm pou Okap)

Le Dr Charles Manigat est décédé, le 8 février 2021, à l'âge de 90 ans. Nous regroupons ici cinq des textes qui ont été publiés pour souligner sa grande contribution à la vie du Cap-Haïtien et à la nation.




Charles Manigat, 5 Novembre 1930 – 8 février 2021 (Henri Piquion)

Ne pleure pas Henri, ne pleure pas. Si tu devais pleurer chaque fois que la mort te prend un parent ou un ami, il ne te resterait plus de larmes pour pleurer de joie à la libération du pays. Même s’il s’agit de Charles Manigat, ton ami et frère, tu ne dois pas pleurer. C’est ce qu’il t’aurait dit. Il t’aurait demandé de continuer le combat qu’il a mené, discrètement mais efficacement, toute son existence pour notre pays qu’il a aimé, pour lequel il a subi des tortures qui ont laissé des séquelles qui lui ont été fidèles jusqu’à sa mort. Il en a beaucoup souffert sans se plaindre, et il fallait le connaître pour se rendre compte qu’à tel moment la douleur physique voulait dominer sa résistance morale. Sans succès d’ailleurs, car Charles avançait toujours. Il avançait lentement pour durer longtemps afin de voir avant de mourir son pays libéré de ses chaînes autochtones.

Je vais commencer par raconter deux anecdotes concernant Charles Manigat :

En 1989 – 1990 Charles était candidat au sénat dans le cadre de la campagne de l’ANDP. Après l’annonce de la candidature du père Aristide les représentants de l’ANDP dans le Nord, tous membres du MIDH, ont préféré le confort de leur bureau de la rue 11 à la fatigue du terrain. Même les photos de Bazin et des candidats locaux étaient empilées dans des coins du bureau. Aussi les habitants des villes moyennes et des milieux ruraux ne savaient pas pour qui voter. Le 23 juin 1990, la veille de la St-Jean, j’ai par hasard rencontré au Trou du Nord le président de l’Association de Guides de Sans-Souci et de la Citadelle, monsieur Parisien. Il m’a dit que c’est seulement après voir su que le Dr. Charles Manigat était un candidat ANDP qu’il a pu répondre aux questions pressantes des membres de son association et de ses amis de Milot et des environs en leur demandant de voter Bazin à la présidence et les autres candidats ANDP aux autres postes. Il leur a expliqué que le Dr. Charles Manigat qui est à ses yeux un homme de bien ne se serait jamais associé avec n’importe qui dans une entreprise politique. On sait comment Sabalat et compagnie ont organisé les élections de décembre 1990.

Une deuxième anecdote : Le Dr. Serge Dorsainvil, dentiste lui aussi, qui vient de mourir il y a à peine une semaine à Ennery dans le Haut-Artibonite, m’a raconté que pendant son séjour aux États-Unis Charles l’encourageait à s’inscrire toutes les fois que c’était possible à des cours, des séminaires, des colloques ainsi qu’à d’autres activités de perfectionnement professionnel et de développement intellectuel en vue de disposer des techniques les plus modernes et d’une grande ouverture d’esprit pour le retour en Haïti.

J’aurais pu raconter plusieurs anecdotes qui ont été comme des décorations déposées par le destin le long de la vie de Charles. Les deux que j’ai choisies montrent mieux que je ne l’aurais fait autrement, d’une part, la perception qu’avaient de Charles Manigat les citoyens les plus simples, et d’autre part, son souci constant de s’assurer que les élites haïtiennes soient techniquement et intellectuellement compétentes, pour se mettre au service du pays.

Dès que ce fut possible en 1986 il est retourné en Haïti ou plus précisément au Cap, car il faut le dire, s’il est pleinement haïtien, c’est en tant que capois. Il était à la fois l’un et l’autre, haïtien et capois, jamais l’un sans l’autre, mais d’abord capois. Sa vision du développement de notre pays s’articulait autour de cette réalité double qui le faisait intervenir et plaider continuellement pour une décentralisation raisonnée du pays et la reconnaissance que l’histoire et la géographie ont fait d’Haïti un pays multiple et divers en même temps qu’un pays dont le développement de chaque région devait contribuer à celui des autres. Décentralisation ne devait pas rimer avec séparation. Si on devait résumer ce point de vue la formule idéale serait Autonomie et Solidarité.

À son retour au Cap le Dr. Charles Manigat ouvrit sa clinique dentaire dont il n’a jamais fait un commerce. Au contraire. Il était le dentiste de ceux qui avaient besoin de soins et de conseils, qu’ils fussent en mesure ou non de les payer.

Mais Charles n’était pas que dentiste. Il était aussi avocat et économiste. Après les années duvaliériennes L’École Libre du Droit du Cap-Haïtien, de son nom à l’époque, que j’avais brièvement fréquentée dans mes années de formation, ne correspondait plus aux attentes de la jeunesse et aux besoins de la nation. Charles en est donc devenu le Doyen ou plutôt le Réformateur. Bien vite l’École a été homologuée par l’Université d’État d’Haïti dont elle est devenue une composante sous le nom de Faculté de Droit et de Sciences Économiques du Cap-Haïtien. Reprise par une nouvelle génération d’administrateurs, d’enseignants et d’étudiants cette institution est devenue un lieu de vie, d’apprentissage et de réflexions. Je l’ai visitée en août 2012 en compagnie du Doyen de l’époque, le Professeur Gesner Nelson qui m’avait aussi fait visiter l’Université Henri Christophe de Limonade. Il me semble qu’il était fier de recevoir un aîné connu; moi, j’étais heureux de voir l’avenir en gestation et fier aussi car quelques professeurs de l’établissement étaient d’anciens élèves de mes anciens élèves.

Dentiste et avocat, il était aussi économiste. Plutôt que de s’épuiser dans des pleurs sur l’état du pays kidnappé à l’époque par une dictature dont on nous disait qu’elle n’aurait pas de fin étant ‘à vie’, Charles a décidé de se doter d’outils intellectuels qui lui permettraient de comprendre la situation du pays, mais surtout de pouvoir intervenir rationnellement après le retour que nous savions certain, car ‘à vie’ n’a jamais voulu dire ‘éternel’. Il a fait des études en économie non pour avoir un diplôme de plus, mais dans le but d’offrir aux jeunes, le moment venu, une institution qui unifierait les différentes compétences qu’il avait accumulées au cours de sa vie. Sitôt libéré de l’École de Droit désormais en bonnes mains, il a fondé au Cap l’Institut Universitaire des Sciences Juridiques et du Développement Régional (INUJED). L’INUJED est devenu une institution et une référence dans la ville, et son développement est tel que quelque temps avant sa mort, il me disait au cours de l’une de nos dernières conversations qu’il était en quête de moyens pour la construction d’un édifice pour loger l’INUJED. J’ai essayé d’en parler à un homme connu, riche et puissant. Il n’a même pas jugé bon de répondre à mon appel qui n’était pas, je le précise, une demande d’assistance financière. Il faut croire que tous nos compatriotes ne pensent pas que l’avenir du pays commence par la formation des jeunes. Nous sommes nombreux à souhaiter que l’INUJED survive à Charles qui ne l’a pas conçu comme son école à lui, mais comme une institution permanente de la ville et du pays.

Je n’étonnerai personne en disant que Charles était aussi un homme de Culture, de culture haïtienne et de culture universelle, mais d’abord de Culture capoise. Ayant des racines qui remontent bien avant 1803 il n’est pas surprenant qu’il ait participé activement à la fondation de la Société Capoise d’Histoire et de Protection du Patrimoine, groupe de recherches, de réflexions et d’animations, mais aussi groupe de sensibilisation patriotique au passé et au destin de la ville et des départements du Grand Nord.

Appelé aux affaires par la Première Ministre Michèle Duvivier Pierre-Louis, il a accepté de servir comme Ministre des Haïtiens vivant à l’étranger. À cause de l’instabilité chronique qui a renversé le gouvernement de madame Duvivier Pierre-Louis, cette mission n’a pas duré longtemps. Charles aurait-il fait quelque chose de ce ministère s’il en avait eu le temps. J’en doute. Le contexte ne se prêtait pas à des réformes, même timides, et ce ministère ne convenait pas à Charles qui était préparé pour d’autres engagements. Nous n’avons pas longuement parlé de madame Duvivier Pierre-Louis J’ai cependant retenu du peu qu’il m’en a dit qu’il a de l’estime pour elle.

Charles a été marié à Éva Péan, ma sœur de trois générations, son amour de jeunesse, un amour qui a traversé le temps et les océans, résisté à l’emprisonnement, la torture, la douleur, un amour dont la longévité et l’intensité ne peuvent se comprendre si on oublie qu’il était alimenté par celui qu’ils partageaient en commun pour Haïti qu’ils auraient voulu voir s’épanouir avant leur mort. Cela ne leur a pas été donné. Éva est morte il y a quelques semaines. Charles est vite allé la rejoindre alors que rien ne préparaient ceux qui le côtoyaient à une disparition si soudaine. À l’annonce de sa mort, je me suis rappelé qu’au téléphone peu avant la mort d’Éva je l’avais déjà trouvé moins chaleureux.

Charles Manigat n’était pas qu’un intellectuel. Il avait une autre qualité très haïtienne, très capoise même : il aimait le bouillon, le bouillon haïtien bien sûr, surtout celui qu’on servait le vendredi soir au restaurant Lakay, au carénage. Dès qu’un ami était de passage au Cap lui et Éva l’y amenaient. C’était un rituel auquel Ricot Bazin approuvé par Cary Hector a aimé se soumettre. Quand c’était possible il se rendait au Cap pour aller déguster avec Charles et Éva un bon bouillon de Lakay. Je témoigne : le bouillon de Lakay est invariablement bon.

Tout ce qu’a fait le Dr. Charles Manigat, que j’appelais Charly, des années 1940-1950 quand ses yeux se sont ouverts et qu’il a découvert son pays, puis du jour de son retour en 1986 jusqu’à il y a deux jours quand il a laissé dans le deuil ses parents, ses amis et toute la ville du Cap-Haïtien, n’a eu comme objectifs que de servir son pays, notre pays, et d’enseigner à la jeunesse et aux autres qu’il ne suffit pas de dire tous les jours qu’ils aiment leur pays en répétant ad nauseam les noms de Toussaint, de Dessalines et de Christophe, mais qu’ils doivent être prêts mentalement à souffrir dans leur corps et à se donner tous les moyens, des moyens de toute nature, pour sortir Haïti leur pays, notre pays de la liste des pays faillis où nos dirigeants de toutes couleurs l’ont placé par égoïsme, ambition et méchanceté plus que par ignorance. Ils en sont d’autant plus coupables.

Une amie m’a dit au téléphone que le pays lui doit des funérailles nationales!

Source : Henri Piquion, 10 février 2021

Une grande figure de la ville du Cap-Haïtien vient de s'éteindre: Charles Manigat dit Ti Charles (Stanley Jean-Mary)

Charles Manigat s'est battu contre la mort. Il a aussi combattu en compagnie de beaucoup d’autres les injustices flagrantes de certains régimes qu’a connus le pays. Beaucoup de ses camarades sont morts au combat. En fait, il a jonglé avec la vie et la mort. Charles Manigat reste et demeure une grande figure de la lutte contre la barbarie du pouvoir macoute. Sa longue vie, près d'un siècle, a été une vie d'histoire et de courage.

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Ti Charles a fait partie de cette génération remarquable née à la fin des années 1920, regroupant Luc Jean-Mary (mon feu père), Luc Isidore, Luc B. Innocent (Coco) tué sous Henry Namphy), Louis Noizin, Maestro Hulrick Pierre-Louis, docteur Volamar, Edouard Francisque, etc. En 1934, ils entrent à l'école Frères de l'Instruction Chrétienne et en octobre 1941, ils sont élèves du Lycée Philippe-Guerrier. De là, ils sortiront, pétris des idées patriotiques, citoyennes et dessaliniennes du grand directeur Louis Mercier.

La politique raciste, anti nationale et anti populaire de l'impérialisme américain avait créé une certaine conscience nationale. Les conséquences de la crise du capitalisme mondial entre 1929 et 1933 sur l'économie des néo-colonisés dont faisait partie Haïti après l'Occupation de 1915, la guerre mondiale, impérialiste, visant le partage des marchés qui imposa une économie de guerre, le népotisme du gouvernement de Lescot et en parallèle, les idées révolutionnaires communistes qui rayonnaient sur la place aux côtés des idées d'indépendance nationale après l'effondrement du fascisme et du nazisme, provoquèrent une conjoncture favorable à la lutte populaire et progressiste où, des tendances de droite et de gauche s'agitaient. Suite à la décision de ce gouvernement d'interdire le journal des jeunes militants communistes « La Ruche », en décembre 1945, ces jeunes élèves du Lycée Philippe-Guerrier, disciples du célèbre Louis Mercier se lancèrent dans la bataille le 7 janvier 1946, alors qu'ils étaient en classe de Rhétorique. Si l'idéologie noiriste eût une grande influence dans cette conjoncture de crise, les idées communistes gagnaient du terrain. La récupération du mouvement par les politiciens noiristes provoqua une grande déception chez certains de ces jeunes qui avaient perdu une année scolaire et renforça la conviction chez beaucoup d’autres de poursuivre le combat.

Au lendemain même de la trahison, ils reprirent le combat. Un combat de chaque jour contre ceux-là qui avaient décidé de décimer la patrie. La justice souillée par tant d’infamies; la malversation orchestrée par les autorités de l'état; la domination de l'assemblée nationale par des hommes au service du grand capitalisme bourgeois, étranger et national, insensible à l'exploitation des classes laborieuses; les faveurs accordées aux classes dominantes au détriment des droits populaires et démocratiques; la violation des lois constitutionnelles; le pillage systématique des caisses de l'état; constituaient un tableau permanant qui se déroulait sous les regards d'une population bon enfant pendant des décennies. Le peuple haïtien était insulté, méprisé, humilié et volé par des gouvernements qui se moquaient de toutes les lois. Mais heureusement il pouvait compter sur des géants comme Charles Manigat pour sa défense. Ti Charles, par son combat héroïque avait prouvé aux ennemis du peuple et de la nation qu’il leur serait difficile de gagner la bataille. Il entreprendra d'organiser une résistance dans la clandestinité, formera de nombreux combattants se transformant ainsi en un espoir pour les faibles.

Pendant cette la lutte qui dura plus de 70 ans, son engagement désintéressé et sa conviction démocratique fut le bouclier d'un patriotisme qui fera école au cours des ans. Il endurera toutes les souffrances : la prison, la torture, l'exil, et la maladie. En fait c'était ça sa vie, des "cataclysmes intérieurs", ressentis physiquement et violemment. Dans une société qui valorise l'opportunisme, le populisme et le mercantilisme, beaucoup ont plié ou sont tombés mais Charles Manigat a toujours su se redresser. C'était un guerrier éprouvé.

Bien d'autres chapitres de sa vie ont fait de lui un homme remarquable. Par son charisme, il avait su se tisser un réseau d'amis dans le football. Il créera l'équipe de football Éclair avec des camarades qui s'opposaient au régime de Duvalier. La dictature faisait alors main basse sur toutes les activités populaires pour exercer son contrôle systématique et absolu, ce qui révoltait certains joueurs et aussi des dirigeants. Des progressistes et des révolutionnaires ont dû délaisser leur équipe de cœur : Jean Bernadin, Edouard Baker père, (dirigeants) et Villadrouin Jérôme (joueur du Zénith). Maurice Lindor de l'ASC, André Dugué (Bout), Manfred Antoine et Charles Manigat vont former avec des joueurs talentueux tels que : Fritz Léandre, Théo Jean-Baptiste, Bogota, Ti Tonton Auguste, l'équipe rebelle dénommée Éclair. Fidèle à ses principes, Ti Charles va avec ses camarades dirigeants utiliser des valeurs nobles fondées sur la camaraderie, la franchise, la loyauté et le respect pour permettre aux jeunes joueurs de l’équipe de briller au plus haut niveau du football capois et d'être un exemple de « fair-play ». Ce qui a servi en fait de modèle aux joueurs du club FICA un peu plus tard.

Charles Manigat était l'un des meilleurs odontologues du pays. Il était très apprécié par ses pairs et ses patients. À sa remarquable compétence professionnelle s'ajoutaient une gentillesse naturelle et un grand cœur. Il se donnait pour unique objectif : le soin de ses malades. Charles était d'une éthique exemplaire. Il travaillait avec discrétion, compétence et dévouement, sans jamais passer la rampe, Il n’avait jamais affiché la moindre ostentation, et restait indifférent à l’attrait des grands apparats.

Il était aussi un grand intellectuel et un brillant professeur d'université. En tant que doyen de la faculté de droit, il a haussé le niveau de cette faculté qu'il a voulu privatiser à un certain moment. Je m'étais opposé à cette démarche. Si je ne regrette pas cette aventure, je n'en suis pas très fier non plus car la suite a révélé qu’en grande partie, il avait raison et moi j'avais tort en grande partie tout aussi.

La manière dont il a toujours été attentif à transmettre son savoir, mérite encore le respect. Si sa parole n’a pas revêtu pas aux yeux de certains un éclat éblouissant, elle aura guidé quelques-uns comme : Wilmar Innocent, Hervé André, et bien d'autres ainsi que moi-même à prendre les justes décisions dans des moments difficiles. Ce fut pour moi un grand privilège de l'avoir eu comme professeur et surtout un honneur de lutter à ses côtés contre le CNG.

Charles Manigat est le type d'homme qui ne laisse quiconque insensible à son égard. Sa conviction, sa courtoisie, son calme ont marqué à jamais des hommes et des femmes qui ont eu la chance de le côtoyer. C'est une flamme de la lutte pour une nouvelle Haïti qui vient de s'éteindre. Saluons sa mémoire ! Honorons son héroïsme !

Par son parcours et son réel engagement, Charles Manigat restera à jamais dans la mémoire du monde Combattant. J'invite tous mes compatriotes à ne pas laisser la mort surprendre le grand Jean Bernadin sans l'élever très haut de son vivant. Rendons hommage à ceux qui le méritent pendant qu’ils sont encore en vie.

Source : Stanley Jean-Mary, 9 février 2021.

Hommage des amis du quartier au Docteur Charles MANIGAT (Pierre-Richard Grandjean)

Parmi toutes les qualités que l’on peut attribuer au Docteur MANIGAT, il y en a une que nous sommes les seules à avoir eu l’honneur de déceler mais surtout le bonheur d’en jouir pleinement… et cela durant plus de vingt ans…

Dok MANIGAT a été un voisin incomparable.

Monsieur et Madame Manigat sont venus habiter dans notre quartier, nous voulons parler de la rue 14 J et K à proximité de la Première Eglise Baptiste du Cap-Haitien, vers la fin des années 90.

Rue 14 était à cette époque un quartier très animé. C’était dans ce genre de quartier quand on y passe qu’on avait tendance à se demander… Katye sa pa gen lougarou ? tant qu’il y avait d’enfants et de jeunes. Les jeunes jouaient au football et au basket à longueur de journée. La galerie même de la maison dans laquelle allait aménager les Manigat était le fief, ce que l’on pourrait appeler la « base » de ces jeunes.

Point besoin de vous dire combien la nouvelle de l’arrivée de nouveaux propriétaires de cette maison avait paniqué les jeunes. Ils se demandaient qui étaient ces gens ?

On avait ouïe dire qu’ils étaient des ‘’blan », d’autres disaient qu’il s’agissait d’autorités. Aucune information n’était rassurante … et d’autant plus celui qui avait la charge des préparatifs… n’était autre que le feu Raoul Auguste, quelqu’un dont l’expression du visage ne plaisait pas aux jeunes.

Mais c’était plus de peur que de mal. Tout n’était que pure spéculation. En l’espace de quelques semaines, nous étions tous tombés des nues devant l’attitude de nos nouveaux voisins. Pas une trace de ce que nous avions entendu dire.

Rue 14 qui avait l’habitude de ces personnages adorables, à l’instar de Monsieur Jean Bernadin, de Monsieur et Madame Moléon Jules, de Pasteur Joseph Voltaire , De Madame Bouki, de Miss Junie Edouard, de Docteur Clausel Midy, des frères Marco et Michel Georges etc … vient tout simplement d’ajouter deux nouvelles perles à sa collection. Monsieur et Madame Manigat ont été des perles de voisins. En peu de temps, ils se sont familiarisés avec tous leurs voisins.

On dit toujours que « vwazinaj se fanmi », cela n’a jamais été aussi vrai que quand vous avez Monsieur et Madame Manigat comme voisins. Alors que Madame rendait service à tout le monde, Doc Manigat était les conseillers des jeunes. Il nous conseillait à prendre nos études au sérieux. Il partageait avec nous l’histoire de sa vie afin de nous aider à prendre de bonnes décisions. Quand quelqu’un avait un comportement répréhensible, il n’hésitait pas à lui parler.

Docteur Manigat n’avait aucun « complexe » dans le sens créole du terme. Chez lui, on a vu défiler les plus grandes figures de la politique haïtienne mais il est resté le même avec ses « petits voisins ». Il n’avait pas honte de nous présenter ses hôtes aussi célèbres qu’ils soient. Des présidents de la Chambre Haute et Basse, des Ministres, des Sénateurs, des Députés, des Chefs de Parti ne partiraient sans avoir salué les jeunes du quartier. Au commissaire départemental de la PNH qui lui rendait régulièrement visite, il a suggéré de ne pas garer la voiture devant l’entrée de la maison parce que TI MESYE YO PRAL JWE FOUTBOL

Même quand il occupait des postes importants, Monsieur, Docteur Doyen Manigat restait toujours égal à lui-même. C’est « Doc Manigat » qui nous a appris qu’on peut être Ministre et n’avoir pas de confort exagéré de cortège bruyant ou de garde du corps armé jusqu’aux dents. Le Ministre Manigat continuait à mener sa vie humblement sans se métamorphoser.

Les Manigat étaient aussi connus pour être des personnes « Sociables ». Ils étaient toujours là, à côté de leurs voisins, pour leur apporter du réconfort dans les moments difficiles et aussi pour partager leur joie dans les moments de fête.

Éva s’était donnée du plaisir à préparer la soupe du premier Janvier spécialement pour les jeunes du quartier…et c’était « Charli » qui devait trouver les ustensiles à chaque arrivée.

En 2000, à l’occasion d’une grande activité sportive en plein air, les jeunes du quartier avaient décerné une plaque d’honneur à Monsieur et Madame Charles Manigat. C’était une marque de reconnaissance et de gratitude de tout le quartier à ces deux êtres extraordinaires qui avaient servi de professeurs, de mentors, de conseillers, de guides pour plus d'un. Les gamins d'hier qu'ils n'ont pas su mépriser, humilier sont donc devenus des citoyens responsables occupant des postes importants dans l'administration publique ou privée. Nous étions tous heureux de faire ce geste de leurs vivants.

Aujourd’hui, nous sommes encore là afin de rendre un ultime hommage à notre illustre voisin. Nous voulons lui témoigner notre affection et lui dire MERCI.

Merci « DOC » pour tout ce que tu as été pour nous et tout ce que tu as fait de nous.

Que ton âme repose en Paix !

Source : Granjean Pierre-Richard, février 2021.

In Memoriam Charles Manigat : Un nordiste visionnaire fait le grand voyage. Un Capois authentique nous quitte. (Guy Lamothe)

Nicolas Charles Manigat : 5 novembre 1930 – 8 février 2021

«Et ceux- là seuls sont morts qui n’ont rien laissé d’eux» Sully Prudhomme dans Le Zénith

C’est ce constat du poète qui m’est venu, au prime abord, à l’esprit lorsqu’un texto d’un ami m’informa, de l’affligeante nouvelle du départ pour l’au-delà du Dr Charles Manigat survenue dans la neuvième décennie de son existence.

La disparition de cette figure d’élite de l’intelligentsia haïtienne, malgré le poids des ans, ne laissait guère toutefois présager l’imminence d’une telle éventualité. Charly s’attelait encore à ses principales obligations. Hélas, son tour venait de répondre présent à l’appel de la mort.

Mon Humble Hommage

Charly et moi, nous ne sommes pas de la même génération. De la même promotion que mes oncles Luc et Justin Colas, je n’ai pas eu le privilège d’être du cercle de ses amis intimes. Je ne puis m’enorgueillir d’avoir vécu des épisodes de sa trajectoire qui ont façonné sa stature et qui suscitent tant d’hommages. En revanche, je garde précieusement en mémoire, le souvenir d’une expérience enrichissante vécue en sa compagnie, lors d’une conférence organisée par ses soins et le professeur Jacques St Surin à l’Institut des Sciences Juridiques et du Développement Régional(INUJED) au cours de l’été 2003 dont je fus l’intervenant principal. Au cours de nos entretiens avant et après mon intervention, j’ai pu apprécier la perspicacité, l’entregent, les qualités de cœur et d’esprit, la maitrise des enjeux et défis de l’heure chez ce nordiste authentique. Et j’ai été surtout émerveillé de l’éventail de projets qu’il envisageait et qui lui tenaient bien à cœur pour l’amélioration des êtres et des choses en Haïti.

J’estime opportun, pour ajouter à mon humble témoignage, de répandre à certains échos qui me sont parvenus et qui me permettent de cerner autant que possible les traits caractéristiques de la personnalité plurielle du Dr Manigat.

  • Le militant politique. Charly a toujours lutté contre l’arbitraire. Pour avoir été très proche des démunis, il a fait la promotion de cette couche de la société alors qu’il était en classe de rhéto. Alors dirigeant de Eclair Sporting Club il a combattu les menées subversives de certains secteurs du Cap qui souhaitaient la disparition de ladite équipe de football. Il a même fait la prison pour ses idées, candidat au sénat, et ministre des Haïtiens Vivant à l’Etranger(MHAVE) suite à l’appel de Mme Duvivier Pierre-Louis, alors Premier ministre.
  • L’artisan du football moderne au Cap-Haïtien en tant que fondateur et dirigeant de Eclair Sporting Club dans les années 60. Ti Charles, comme on le surnommait à l’époque a fait de Éclair un club de camaraderie, un essaim démocratique où les valeurs primaient.
  • Propagateur de lumières avec un leadership éclairé à INUJED de 1999 à nos jours. Après avoir révolutionné l’enseignement du droit à la Faculté de Droit du Cap, il fonde INUJED afin d’embrasser toutes les facettes du développement en mettant l’emphase sur le régional. INUJED ne tardera pas à devenir une institution de référence pour le grand Nord.
  • Réformateur de l’enseignement du droit au Cap-Haïtien. Grâce aux bons offices de Charles, l’école libre de droit du Cap-Haïtien est homologuée par l’université d’état d’Haïti et devient Faculté de Droit et des Sciences Economiques du Cap Haïtien.
  • Le dentiste de service. À son retour au Cap, à la chute de la dictature, après avoir servi la communauté haïtienne de Brooklyn N.Y. dans sa clinique du Nostrand Avenue, il ouvre un nouveau cabinet médical à l’ancienne résidence de Philoclès Auguste, père de Ti-tonton Auguste à la rue Espagnole 11 et 12 L. Cette clinique dentaire était le centre odontologique de toutes et tous avec ou sans paiement.

Voilà donc succinctement, l’homme dont nous pleurons aujourd’hui la disparition. Il s’en est allé avec l’auréole de ceux qui ont fait de leur vie un véritable sacerdoce dans l’optique du «Souverain bien d’Aristote.» Il s’en est allé, hélas, sans assister à la floraison de ses semailles, à la concrétisation de ses chères espérances, pour lesquelles il a consacré tant d’années de son existence et consenti tant de sacrifices à sa personne.

Aussi, pour n’avoir pas eu de son vivant pareille satisfaction, il me semble peu convenable d’appliquer à son endroit certaines formules traditionnelles. Sa grande satisfaction sera de rejoindre Eva sa compagne de toujours, ses amis Jacques St-Surin et Cary Hector. La balle est maintenant dans notre camp et il nous faut, successeurs de Charles, continuer son combat.

Quand nous aurons fait de son «cri de ralliement» le leitmotiv de de nos velléités citoyennes, quand nous aurons mis en faisceau nos aspirations verticales, nos compétences particulières et redonné au pays et au peuple haïtiens sa splendeur et son prestige d’antan; c’est alors et alors seulement qu’à ses restes mortelles, nous pourrons légitimement souhaiter le repos et la paix.

Source : Guy G. Lamothe. Beijing, 12 février 2021

De la «génération de l’occupation» à la «génération de l’intervention»- Réflexions en marge des funérailles du Dr Charles Manigat (Nesmy Manigat)

Leslie François Manigat et Charles Nicolas Manigat nés en 1930, sous l’Occupation américaine sont partis, sans avoir vu la saison des récoltes d’une terre qu’ils ont tant remué, labouré et ensemencé d’idées et de projets. Comme beaucoup d’autres, j’ai eu le privilège d’être «disciple» de leur enseignement de l’histoire d’Haïti et ils m’ont laissé leur amour d’un pays meurtri, mais surtout l’espoir et des tracés pour une renaissance, inspirée aussi de leur connaissance intime de l’histoire universelle. Le premier a fouillé les fondations de ce qu’est devenu aujourd’hui l’Institut National d’Administration de Gestion et des Hautes Etudes Internationales (INAGHEI), le second laisse dans le Grand Nord l’Institut Universitaire des Sciences juridiques et du Développement régional (INUJED). Ils sont tous les deux partis avec un ressenti d’impuissance, laissant leur pays dépendant d’interminables missions des Nations Unies, depuis la Mission Civile Internationale en Haïti (MICIVIH) de 1993 accompagnant l’accord de Governors Island jusqu’à la BINUH d’aujourd’hui. Ils sont partis tous les deux, en pleine crise sociétale et en plein désarroi de l’État-Nation.

Je ne qualifierai pas LFM «d’historien nationaliste», mais la cause nationale et le sentiment patriotique transcendent toute son œuvre jusqu’à la fin de ses jours. Je l’ai suivi, en 2009 à Santo Domingo, à l’occasion d’une conférence magistrale prononcée à l’Académie Dominicaine d’Histoire ayant pour titre : « De la révolution nationale aux interventions étrangères contemporaines ». Devant un parterre d’officiels, de diplomates, d’historiens, de sociologues et d’étudiants, il mettait en garde contre l’ignorance ou la mauvaise connaissance de l’histoire qui était selon lui, aussi néfaste que l’instrumentalisation politique du passé. Il appelait ainsi à l’intelligence et la solidarité régionales pour renforcer l’autodétermination des peuples et des nations. Partisan du multilatéralisme, il appelait néanmoins à éviter les interventions étrangères, sous quelques formes que ce soit sur le sol national et surtout à éviter les mauvaises politiques qui les occasionnent. Incompris pour ses réserves concernant l’embargo économique de 1993 et les accords de Governors Island, il craignait que ce ne soit le début d’une nouvelle et longue intervention étrangère marquant une certaine perte de la souveraineté nationale.

Je ne m’hasarderai pas non plus à décrire Charles de « régionaliste », mais il avait un parti pris certain pour le développement du Grand Nord et plus largement le développement local. Certains de ses collègues ministres, le décrivaient comme le provincial du nord, car il détestait passer ses nuits à la capitale. Son expérience de «martyr» pour avoir été brutalisé par les tontons macoutes avant l’exil et ce sentiment d’arrachement à son pays, l’ont rattaché viscéralement à son terroir et je lui disais souvent, qu’il avait la rage du développement local. En effet, l’auteur d’ «Haïti quel développement?» rédigé avec Claude Moïse et Émile Ollivier, professait que les peuples se libéraient eux-mêmes, quand ils étaient maitres de leurs situations économiques locales et de leur propre vision de développement. Candidat malheureux aux sénatoriales du Nord, au début des années 1990, il misait désormais énormément sur une jeunesse cultivée et imbue de la philosophie, de la culture et de l’histoire pour rompre avec le cercle vicieux de la politique traditionnelle de dépendance vis à vis de l’étranger, ce qui l’a conduit à l’aventure d’INUJED.

Dantès Louis Bellegarde né en 1877, Roger Gaillard, Michel Hector eux nés sous l’Occupation américaine et tant d’autres ont également laissé des mises en garde aux prochaines générations. Aujourd’hui, on semble oublier que les turbulences enregistrées entre les gouvernements Zamor, Théodore et Guillaume Sam ont été des prétextes pour que des « troupes de maintien de la paix » de Grande-Bretagne, de la France et de l'Allemagne interviennent à Port-au-Prince dès 1914. Le Cap-Haïtien, jadis Cap-Français a vu des troupes françaises de maintien de la paix se déployer en juin 1915, suivies des troupes américaines commandées par le capitaine George Van Orden pour « maintenir l'ordre » le 9 juillet 1915. Tout comme la mémoire collective a semble-t-il oublié que l'amiral Caperton avait obtenu la dissolution du Parlement Haïtien en juin 1917 et qu’une nouvelle constitution avait été approuvée à 99.2% lors d'un « plébiscite » le 18 juin 1918.

De tous les enseignements que je garderai de cette «génération de l’Occupation», ayant vécu pendant 1915-1934 ou ayant grandi juste après cette période, je retiendrai leur mise en garde contre l’ignorance de l’histoire qui représente une condamnation à perpétuité à revivre les errements du passé. Habitée par le sentiment national et les idéaux de souveraineté, cette génération a produit une riche littérature de la résistance et du dépassement.

Aujourd’hui, qu’en est-il du sursaut national de la « génération de l’intervention » des Nations-Unies ? Que reste-t-il du sentiment patriotique d’avant ? En dépit de tout, tous les espoirs sont permis, pourvu qu’on ne soit pas réduit à guetter le moindre tweet international qui décidera du sort des 12 millions dont les parents avaient exporté, il y a à peine deux siècles, les idéaux de « Liberté et Egalité » sur le continent. Un grand défi d’intelligence collective attend cette génération qui a la mission de retrouver une souveraineté politique et économique, une fois de plus compromise.

Plus que jamais, le cours d’éducation à la citoyenneté du nouveau secondaire et le renouvellement de l’enseignement de l’histoire restent des urgences pour former une nouvelle génération de citoyens avisés et conscients. Avec cette succession de missions militaires et civiles onusiennes, ceux qui ont 25 ans n’ont pas encore vécu dans un pays réellement souverain et c’est la question à laquelle les élites actuelles doivent répondre, car comme en 1915, elles ne sont pas parvenues à se mettre d’accord pour concevoir et construire un État moderne et solidaire, en dépit des promesses du post-1986.

Il est donc venu le temps de la deuxième république.

Source : Nesmy Manigat, Cap-Haïtien, 13 février 2021.
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