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Signé Cap-Haïtien

Granpyon «Vole Kanary» (Wilfrid Suprena)

Granpyon a bien existé. Peuvent en témoigner les membres de sa famille encore vivants, les gamins téméraires de l’époque et certains adolescents et adultes taquins qui l’ont affublé de surnoms grotesques pas nécessairement méchants mais destinés surtout à l’agacer.

Originaire de la plaine du Nord, Rodrigue Etienne plus connu sous le nom de Granpyon était né en 1935. Durant son jeune age, il a vécu à la rue 15 G avec sa grand-mère, Elida Pierre, sa mère, Emilie Pierre, ses deux soeurs, Elza Montreuil, l’ainée, Aniane Cadichon, la cadette. Plus tard, la famille a déménagé pour s’installer à l’angle de la rue 15 J dans une vieille bâtisse en bois datant de l‘époque de la guerre des Cacos. Comme tous les garçons du quartier, Rodrigue a commencé à fréquenter l’école très tôt. Il n’y resta pas tellement longtemps vu qu’il était devenu la risée de ses pairs à cause de sa taille. Pour eux, il était «le plus grand» ou Granpyon.

Adulte, Rodrigue avait, en effet, une stature impressionnante. Il mesurait près de 2 m de haut et pesait environ 260 livres: la complexion d’un géant dans un pays comme Haïti. Rodrigue et Adrien, le porte–étendard de l’orchestre Tropicana étaient les deux géants de la ville du Cap à chausser du 14 ½-15. Les cordonniers de la chère Cité christophienne avaient du mal à leur trouver des chausses confortables. De nos jours, on pourrait au niveau physique situer Rodrigue entre Magic Johnson et Shaquille O’Neal.

Rodrigue avait un tempérament coléreux. Il s’irritait pour la moindre incartade. Les voisins du quartier étaient fatigués de ses envolées furieuses contre ses deux soeurs, couturières de profession, qui ne lui donnaient pas assez à manger ou qui lui intimaient l’ordre de rester à la maison. Quand il parvenait à tromper la vigilance de ses soeurs pour prendre la rue, il devenait méconnaissable. Au premier gamin qui lui criait à haute voix ou sous le boisseau «Granpyon, Voleur de Canari», ses jurons pleuvaient dru comme la pluie nord sur les toits des maisons du Cap. (Le Canari, un récipient de forme conique renversée, fait de terre argileuse cuite et servant de réservoir d’eau fraîche pour les paysans et les résidents des quartiers défavorisés; le mot et la technologie datent de l’époque des Tainos, les premiers habitants de Quisqueya et ont été transmis aux esclaves marrons qui les ont a leur tour passés aux autres générations d’Haïtiens).

Avait-il réellement volé le Canari? Ça reste un mystère que personne ne peut confirmer. Cependant, Rodrigue travaillait à la douane du Cap où étaient entassés les «Canaris» avant d’être exportés vers les Îles Turques. Pour lui, le seul fait d’évoquer le mot de Canari et d’y associer son nom (Granpyon) était un péché mortel et les punitions verbales fusaient en cascade. D’abord gida lehel, lisez Go to hell en passant par le redoutable «Le colon guette ta maman » pour finir avec la menace de mort «Je vous tuerai, foutre, chenapan, malandrin»; menace jamais mise à exécution. Quand les quolibets excédaient les limites du supportable, Rodrigue lançait rarement une ou deux pierres pour provoquer la fuite de ses enquiquineurs. Les projectiles lancés n’atteignaient jamais leur cible.

À son passage, tout le monde devait se taire. Un regard qu’il jugeait drôle et inconvenant pouvait provoquer de sa part une imprévisible réaction. Entonner un refrain à la mode d’une formation musicale locale, Septen ou Tropicana entraînait également sa réaction instantanée. Une chanson de Noël, tube dans les années 67-68 qui disait «Kilin, kilin, kilan, (son de cloche), Père Noël arrive» était chantée différemment par des gamins en y ajoutant le nom de Granpyon. Sa réponse était sans complaisance et sur le même ton: «Kilin….C’est ta ma… qui arrive».

Des fois, des adultes en mal de sensation forte le provoquaient en duel. Au cours de ce pugilat, comme sur un ring de boxe, Granpyon lançait à la fois jurons, coups de pied et coups de poing. La bagarre se terminait généralement avec la défaite de Granpyon, fatigué, qui recevait du gagnant une ou deux gourdes pour sa performance et sa bravoure provoquant ainsi l’hilarité des badauds rassemblés à l’occasion.

Certaines fois, après avoir parcouru quelques mètres s’il ne trouvait personne pour le harceler, il commençait à chantonner de sa voix caverneuse une composition de son cru pour annoncer qu’il était dans les parages. Alors, des corridors lui parvenaient les surnoms honnis et il recommençait à égrener ses litanies.

Était-il dérangé? Certains le croient fermement. D’autres le nient. Toutefois, Rodrigue avait ses préférences et s’adonnait à certaines activités lucratives pour pouvoir survivre. Son plat préféré: le mais moulu aux champignons noirs arrosé d’une sauce de poisson pimentée et encadré de plusieurs tranches d’avocat sec. Ses ami (e)s préfèré(e)s: les marchandes d’AK100, les marchandes de fritailles du quartier de qui il pouvait acheter à crédit; les filles de joie de la rue 8-9 F, (Chez Anjou), d’Orientale et de Vertières qui le payaient grassement pour ses traductions à l’occasion de la visite des bateaux de guerre américains dans la rade du Cap.

Il était également vendeur d’occasion. Pour ne pas crever de faim, certaines bonnes âmes du voisinage le faisaient chercher pour lui confier la besogne de vendre au marché Cluny, (le plus grand marché de la ville) des vêtements, des chaussures usagées ou une paire de couvert en argent. Rodrigue exécutait cette tache avec diligence pour pouvoir bénéficier de sa commission.

Rodrigue a travaillé à la douane du Cap. Il servait aussi de guide pour les habitants des ÎIles Turques et Caiques et de la Jamaïque, de passage au Cap, pour acheter les grosses patates douces de l’Île de la Tortue, l’igname de Plaisance, et les Canaris de Larue. Il était le guide attitré de l’Association des chauffeurs-guides du Cap à l’occasion de la visite hebdomadaire des navires de croisière, Skyward, Starward, et Bohème, les lundi et Jeudi. Fait significatif, quand Rodrigue accompagnait les sexagénaires et les septuagénaires américains en visite à Vertières ou à la Citadelle, il ne répondait jamais aux provocateurs. Au contraire d’un geste rapide de la main, il leur disait d’attendre le départ de ses hôtes. Alors, d’un anglais à faire pâlir Shakespeare et Mark Twain, il faisait les récits des événements historiques qui ont conduit à la bataille de Vertières et à la construction de la Citadelle Laferriere. Il a appris à parler l’anglais sur le tas, au Port du Cap.

Rodrigue n’avait pas d’enfants. Il est mort en 1983(?) à quarante-huit ans, suite à une maladie de la peau. Certains disent qu’il a été empoisonné. Toutefois Granpyon continue de vivre parmi nous à travers deux excellentes pièces musicales que lui a consacrées le prolifique compositeur et maestro de l’Orchestre Septentrional, Ulrick Pierre-Louis, cousin de sa mère: Granpyon, Vole Canari et Granpyon contre Joe Cannel, une autre célébrité capoise en son genre.

Source : Wilfrid Suprena
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