Le Marché Clugny : une histoire peu ordinaire
Occupant le quadrilatère formé par les rues 9 à 11 et I à K, témoin de l’architecture civile du XIXe siècle, cette immense halle en fer et fonte fut érigée en 1890 sous la présidence de Florvil Hyppolite, pour abriter le marché Clugny. Acquise en Belgique, la structure métallique a été construite selon le style des Grandes Halles de Paris.
C’est avec grand intérêt que nous revenons sur l'histoire de la Place Clugny puis sur les circonstances de l’édification du plus ancien marché du Cap-Haïtien.
De la Place Clugny au Marché Clugny
L’emplacement occupé actuellement par ce marché était un immense marécage à la période coloniale qui fut asséché, pour faire place à la Place Clugny. Moreau de Saint-Méry nous en relate les péripéties :
«En 1752, on forma le projet d'avoir un marché dans l’ancien marécage. Le lieu en fut désigné, et l'on défendit même d'y faire de nouvelles constructions. Les habitants voisins du lieu choisi, proposèrent de contribuer aux dépenses qu'il occasionnerait et à I’indemnité des propriétaires du terrain. Ce ne fut cependant qu'en 1764, que les Administrateurs, déterminés par l'embarras que l'on éprouvait sur la Place-d'Armes, qui était le point d'assemblée des troupes, arrêtèrent l’établissement du marché.
…Leur ordonnance du 12 Janvier 1764, créa la Place Clugny, du nom de l'un d'eux (Jean-Etienne-Bernard de Clugny- Note de la rédaction), pour réunir les subsistances de toutes les espèces. Elle a coûté 82400 livres pour indemniser les propriétaires des seize emplacements qu'elle occupe, 94198 livres pour le remblai et les travaux qu'elle a exigés, ce qui fait 176,398 livres. Cette somme a été payée par les propriétaires voisins de cette place.
Deux ans plus tard, le 26 Janvier 1766, le marché des nègres y fut installé pour la première fois, pour les fêtes et les dimanches seulement; mais le 13 Juillet 1768', on l'y a rendu journalier, malgré la réclamation des habitants qui voulaient en conserver un (autre marché NDR) sur la Place-d'Armes.
…Le marché n'était point pavé, et dans les temps pluvieux, il était devenu presque impossible de s'y mouvoir à cause des boues dont il était couvert; ce qu'on conçoit facilement quand on connaît les pluies de Saint-Domingue et quand on réfléchit qu'il y a tel dimanche où 15000 nègres viennent au marché Clugny, soit pour y vendre soit pour y acheter.
…MM. de Reynaud et Le Brasseur assemblèrent, le 7 Janvier 1781, tous les contribuables de 1764. Les particuliers donnèrent 55,000 livres et les Administrateurs prenant l'excédent dans la caisse des libertés, la Place Clugny sera pavée en entier et entourée de barrières comme la Place-d'Armes.»
Dans les années qui suivirent, le marché se développa et le 3 Avril 1782, sera adoptée l’ordonnance qui régla le fonctionnement de cette place, en la destinant exclusivement au marché des produits comestibles qu’il était interdit de vendre ailleurs. En outre, on interdisait l’entrée et les contours de la Place aux vendeurs de marchandises sèches; les marchands placés dans les maisons environnantes veillant à ce que ceux qui sont étrangers se conforment à cette disposition. Un inspecteur de police qui avait le marché sous sa responsabilité, conservait les clefs des barrières qu'on ouvrait lorsque cela était nécessaire. Cet inspecteur distribuait aussi les places aux marchands et veillait à ce que la propreté des lieux soit assurée.
Le marché était divisé par produits : du côté Est de la place, sont les marchands d'herbages et de légumes. Au Sud, sont les marchands de viande de mouton, de porc et de saucisses. Une grande propreté règne dans toute cette partie, parce que le climat l'exige au moins autant que l'intérêt du marchand, afin d'en écarter les mouches. À l'Ouest, sont les volailles vivantes, les marchands de chair de cabrit ou de chèvre. Derrière les marchands de volaille, sont les Noirs qui vendent le petit mil, l'herbe d'Écosse et l'herbe de Guinée, fourrages précieux pour les chevaux et les vaches. La région Nord est le partage de ceux qui exposent en vente les coquillages vivants : palourde, burgau, lambi, huîtres et poissons de toutes espèces.
Les rues qui se coupent réciproquement au milieu de la place, sont absolument libres de tout étalage; seulement sur l'alignement des bords de ces rues, des deux côtés de chaque carré que leur croisement forment, l'on trouve les différents grains , comme les pois (plus de vingt espèces), les lentilles , le maïs, le pain de froment, et cette foule d'autres substances «qui tiennent lieu de pain», cassave, patate, igname, tayo et bananes. Enfin, l'intérieur des carrés loge des vendeurs de tout ce que la terre coloniale peut produire en fruits, légumes et une infinité de choses. L’amateur de fleurs peut aussi se satisfaire.
«Enfin, tout ce que l'île peut produire pour nourrir ses habitants ou pour embaumer l'air qu'ils respirent, est disponible au marché Clugny, excepté les denrées des manufactures coloniales. Nulle baraque couverte n'y est à demeure, et les seules tables qui y restent sont celles des bouchers; le reste disparaît chaque jour, lorsqu'à trois heures de l'après-midi tout est lavé et nettoyé. Rien ne gêne les rues qui bordent la place… Les arbres de cette place font des figuiers blancs ; leur plantation a été réalisée en 1781 avec des arbres qu'on a pris chez divers habitants, et que des nègres de la chaîne publique ont replantés; mais leur entretien ordinaire était à la charge d'une personne qui était dispense de toutes corvées personnelles et du service des milices.
La place Clugny avait, dans son milieu, une fontaine composée d'un pilastre en forme de tombeau, surmontée d'une inscription célébrant l’intendant de 1764, malgré le décès depuis de celui-ci. La fontaine portait ses armoiries.
La Place Clugny restera un marché à ciel ouvert pour la vente des denrées, dans les années qui suivirent.
La construction du Marché Clugny
Il faudra attendre l’avènement du gouvernement de Florvil Hyppolite pour que le marché soit érigé alors que débutait une période d’effervescence pendant laquelle de grands travaux d’urbanisme vont modifier l’architecture de la ville. C’est à cette période que la ville sera dotée des infrastructures et des équipements collectifs qui lui faisaient cruellement défaut. Ainsi sera instauré un système de distribution d’eau, remplaçant les quelques fontaines de l’époque coloniale qui ne fonctionnaient plus avec efficacité.
Sera aussi érigé le Marché Clugny, superbe bâtiment à cinq toits, très vaste et coquet avec l’eau courante qui contribuera énormément à la salubrité et à l’hygiène de la ville.2 Ce bâtiment fait partie de 3 édifices préfabriqués, á savoir : un marché en fer pour Port-au-Prince, un marché en fer pour la ville des Gonaïves et un pont pour la ville du Cap-Haïtien, dont M. Saint-Martin Dupuy, le ministre des Finances d’alors, fut chargé d’en faire l’acquisition en Belgique. M. Dupuy était accompagné du sénateur Démosthène Gentil. Une fois la mission accomplie et la livraison organisée, les deux dignitaires reprirent le chemin pour Haïti. Les deux marchés devaient être acheminés vers Port-au-Prince et le pont au Cap-Haïtien. Cependant, pour une raison que nous ne pouvons valider, le marché destiné aux Gonaïves fut livré au Cap en même temps que le pont.
S’il faut croire les propos rapportés par un arrière-arrière-petit-fils du Sénateur Gentil qui les a entendus en maintes occasions dans sa famille, on peut donc se demander s’il s’agissait d’une erreur de livraison ou d’un fait voulu, d’un « konfyolo » en haut lieu comme on le dit souvent. En effet, le ministre Dupuy, ainsi que le sénateur qui l’accompagnait étaient tous deux Capois, et partageaient même des liens familiaux ; le président Hyppolite était lui aussi un Capois. De toute façon, cette « supercherie », si s’en fût une, irritera au plus haut point la gente gonaïvienne qui, parait-il, mit du temps, beaucoup de temps même, à s’en remettre…
Ceci étant, les autorités de la ville du Cap-Haïtien vont être placées devant une situation «fortuite», tout à fait heureuse. Rappelons que, depuis l’époque coloniale, sur l’ancienne Place Clugny, s’était développé un marché public à ciel ouvert pas toujours reluisant, objet de nombreuses critiques des habitants de la ville qui n’avaient de cesse de réclamer un marché en bonne et due forme. Après maintes réflexions, les autorités de la ville décidèrent de garder la structure en fer et de l’installer en lieu et place du vétuste débit de provisions alimentaires. Ce nouveau marché couvert deviendra le Marché Clugny, du nom de l’ancienne Place où il était situé. Toutefois, on dut détruire la fontaine coloniale qui était érigée au centre de cette Place.
La population capoise avait enfin son marché! L’inauguration de cet édifice, en septembre 1896, fut saluée dans l’allégresse. Malheureusement, le président Hyppolite n’eût pas le temps d’assister á l’inauguration car il avait été victime d’une grave crise d’apoplexie qui l’avait emporté en mars 1896.
Marché Cluny, 1898
Le récit que fit le journal La Croix de l’inauguration du marché nous est rapporté par Marc Péan, dans le tome I de sa trilogie sur 25 ans de vie capoise (1890-1915), «L’illusion héroïque, 1890-1902» :
«Le dimanche 13 septembre (1896) la population du Cap était en fête. Elle prenait ce jour-là possession de son nouveau marché couvert. Elle avait droit d’être fière de voir enfin dans la réalité ce magnifique édifice qu’on lui promettait depuis tant d’années.
…Quelques mois ont suffi pour monter ce marché en fer étendu comme quatre îlets ; il faut dire que l’œuvre est allée grand train. La fête a commencé depuis la veille par l’arrivée de quatre secrétaires d’État et d’autres notabilités de la capitale.
…Longtemps avant l’heure, les abords du marché sont mouvementés, puis la foule arrive, se presse autour des estrades dressées dans l’intérieur du monument pour les ministres, les parrains et marraines et les nombreux invités. Vers quatre heures, les ministres font leur entrée pendant une marche exécutée par la musique de la Crête-à-Pierrot. Arrive ensuite le général Nord Alexis qui s’avance aimablement, n’ayant autour de lui que des visages amis. Alors, M. Jules Auguste invite le clergé à procéder à la bénédiction. On forme un cortège qui fait le tour de l’édifice tandis que les fanfares jettent leurs notes les plus joyeuses. Après la cérémonie religieuse, discours de Mr. Turenne Leconte, Maire de la ville qui exprime «la joie et le bonheur de voir la ville enrichie d’un monument de première utilité. »…
…Il est six heures, lentement la foule s’écoule à travers les rues de la ville. À huit heures, nouveau rendez-vous au marché où s’organise la retraite aux flambeaux qui doit se rendre sur la Place Saint-Victor. Les fusées d’artifice, nombreuses et variées, clôturent la journée…»
Marc Péan rapporte aussi ceci: « Conférences, réunions, bals se tenaient dans ce local flambant neuf que les Capois ne considéraient pas sans fierté. J'ai eu le temps de connaître dans mon enfance les fameux bals masqués du mardi-gras qui se donnaient au Marché Clugny avec l'animation de l'Ensemble Anacoana dirigé par le non moins fameux maestro Camille». En effet, jusque dans les années 1950, le Marché Clugny sera le théâtre de ces bals masqués, pendant la période carnavalesque.
Dans les dernières années, la gestion chaotique des déchets dans la ville du Cap-Haïtien et l’installation anarchique des étals rendaient difficiles les abords du marché.
Pour les Capois d’aujourd’hui, les travaux récents d’assainissement du Marché Clugny permettent de redécouvrir la grandeur architecturale de ce bâtiment plus que centenaire.
Sources :
Mederic Louis Elie Moreau de Saint-Mery. Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l'isle SaintDomingue . [...]. Philadelphie, 1797.
Mederic Louis Elie Moreau de Saint-Mery, Loix et constitutions des colonies françoises de l'Amerique sous le vent: suivies d'un tableau raisonné des différentes parties de l'administration actuelle ... la culture. Volume 1.
Dr. Marc Péan. L’illusion héroïque, 1890-1902, tome I de 25 ans de vie capoise. Port-au-Prince, Editions Deschamps, 1977.