La Grande prison du Cap-Haïtien
Après un retour sur l’histoire de ce bâtiment en première partie, la seconde partie présente une réflexion sur la transformation de ce lieu en un espace culturel et religieux. (Note de la rédaction)
Témoin de plus de 250 années d' histoire sociale et politique de la ville du Cap, pour avoir été transformé par apport successif, respectant une unité de style architectural et pour avoir conservé une valeur d'authenticité, le pénitencier du Cap-Haïtien est un espace exceptionnel dans la dense ville du Cap-Haïtien, avec sa vaste cour intérieure, sa localisation en bordure du centre historique, son jardin planté de manguiers géants, sa valeur historique et esthétique, le pénitencier a fait et continue de faire l'objet de nombreuses idées d'aménagement culturel et touristique.
Le Pénitencier du Cap-Haitien – Partie 1 (extrait d’un article du Bulletin de l’ISPAN)
Situé à la limite Nord du centre historique de la ville, l'immense complexe pénitencier du Cap-Haitien est formé de deux groupes de bâtiments. Le premier groupe, le plus important, est situé à l'emplacement des anciennes bâtisses de la maison de la Providence du Cap-Français et le second groupe est formé des anciennes bâtisses de la prison de la ville du Cap-Français construit en 1777. Ces deux groupes de bâtiments furent, à un certain moment vers le milieu du XIXème siècle, rattachés l'un à l'autre pour former le pénitencier du Cap-Haitien qui fut jusqu'à sa désaffection le principal lieu d'incarcération du Nord d'Haïti.
Dans le no 27 du Bulletin de l’ISPAN, en 2011, on retrouve une description des édifices que nous reprenons ici :
La Providence des hommes
La partie correspondant à l'ancien hôpital du CapFrançais est aujourd'hui composée de halles adossées à de hauts murs de clôture sur deux côtés opposés et couvertes d'une toiture en appentis. Il s'agissait à l'origine d'une « petite habitation, où les enfants, les vieillards, les infirmes, les incurables, et les hommes arrivant de France et se trouvant sans asile sans, secours, seraient reçus». Cette maison avait été fondée en 1740 par Louis Turc de Casteleyre. Dès 1741 elle prend le nom de Maison de la Providence. Selon Moreau de Saint-Méry, les changements suivants y furent apportés: «…en 1777, on entreprit de bâtir réellement la Providence des hommes, qui était si peu de chose à cette époque... Vers 1790, il n'y a cependant que deux-tiers de construit. Un corps avancé formant un grand vestibule sur toute la largeur du bâtiment, qui est de 36 pieds (9,97 ml), marque son milieu. À l'extrémité orientale, est la chapelle qui a été sculptée par M. Acide, artiste intelligent... À l'immense corps de logis de la Providence, ont été ajoutés de nouveaux bâtiments, l'un de 261 pieds (72.31m.) de long sur 17 pieds (4.71m.) de large et l'autre de 98 pieds (27, 15 m.) sur 18 pieds (4.98 m.), qui ont été construits par Aitaud, un entrepreneur, d'après marchés passés le 10 mai et le 15 juillet 1782. C'est dans la totalité de ces constructions, qui peuvent contenir 80 personnes et qui étaient achevées en 1782, qu'on a vu jusqu'à 900 malades ou blessés durant la dernière guerre, car durant deux ans, la Providence avait été transformée en un hôpital militaire, devenu indispensable.»
Évidemment, l’espace et les locaux que nous connaissons actuellement ne respectent plus cette disposition car de nombreuses transformations y ont été effectuées depuis, particulièrement durant l'occupation américaine de 1915.
La prison civile du Cap-Français
À l'Est de la Providence et situées à l'angle de la rue de la Providence et celle du Pet-au-Diable (actuellement rue 21P), les prisons civiles du Cap-Français, furent construites à partir de 1733. Elles sont formées de plusieurs corps de bâtiments insérant des cours intérieures, «bien pavées, servent à faire prendre de l'air aux prisonniers le matin et le soir» (Moreau de Saint-Méry)
La répartition des espaces de la prison reflète les mœurs de l'époque: séparation entre sexes et entre statuts sociaux. Ainsi «la distribution y est combinée pour que les personnes libres soient séparées des esclaves et pour que les femmes ne soient pas mêlées aux hommes ». Ainsi se distinguent nettement la « Section réservée aux Hommes » (hommes libres), la « prison des femmes blanches, la section réservée aux nègres et enfin, une réservée aux négresses », les nègres et les négresses n'étant pas forcément des esclaves. Une dernière section complète l'ensemble. Elle est constituée de deux rangées, contenant chacune 11 cachots placés de part et d'autre d'une longue cour centrale, destinés à emprisonner les criminels jugés dangereux et les récalcitrants. Ces cachots sont construits en maçonnerie épaisse et solide. Les cellules faisant 2,10 m par 2,90 m sont voutées et leurs extrados recouverts de tuiles d'argile plates scellées du mortier de chaux formant une toiture déversant les eaux de pluie dans la cour centrale. Un puits couvert permettait de distribuer l'eau dans toutes les parties basses du bâtiment et alimentait une fontaine publique, située à l'angle sud-est du complexe pénitencier au coin de la rue du Pet-au-Diable (rue 20) et la rue de la Providence (rue 21). Un chanfrein creusé à l'angle du bâtiment indique encore son emplacement.
Pendant la guerre de 1781, la prison civile du Cap-Français accueillit de nombreux anglais fait prisonniers.
Centrale civile d'arrêt et de correction, outre ses cellules rangées autour de la cour, la prison disposait de tous les services annexes nécessaires à son bon fonctionnement : une cuisine centrale, les appartements du geôlier cuisine, un espace de stockage, un guichet d'entrée et une chambre d'instruction ou « chambre criminelle où se font les actes d'instruction du premier Juge, ce qui dispense de transférer les prisonniers ».
Le Pénitencier du Cap-Haïtien
Après l'indépendance d’Haïti (1804), les deux complexes - la Prison civile du Cap et la Providence des Hommes - furent réunis pour former le pénitencier du Cap-Haïtien. À côté de l'ancienne Providence, de nouveaux locaux furent construits : de longues halles couvertes en appentis adossés aux murs d'enceinte de part et d'autre de la cour centrale respectant la disposition des bâtiments antérieurs de la Providence. Une salle de la halle sud était réservée au culte de Notre-Dame de la Merci2 voué à la « rédemption des captifs », tradition remontant probablement à la première chapelle construite par le sculpteur Acide. Un troisième local situé à l'extrémité ouest de la cour enserre l'ensemble.
La prison, elle, se transforma au fur et à mesure de nouveaux besoins. Ces modifications furent importantes sous l'Occupation américaine (1915-1934), par l’ajout d'un étage au-dessus de cellules, intégrant de nouveaux matériaux tel le béton armé et la tôle métallique. En 1994, le complexe, alors occupé par l'armée haïtienne, fut pillé par la population et les locaux vandalisés, particulièrement ceux de l'ancienne prison civile du Cap-Français, où les ouvertures, les charpentes, les couvertures, le solivage des planchers ainsi que les installations électriques et sanitaires ont été enlevés.
Suite à un rapport technique de l'ISPAN, le complexe, propriété de l'Etat Haïtien, fut inscrit sur la liste du patrimoine national par l’Arrêté présidentiel du 23 Aout 1995. Depuis, il est placé sous la garde de l'Institut qui y a installé, après travaux de restauration, son bureau régional nord dans les locaux dit de la Providence. Il s'agit d'un espace exceptionnel, dans la ville du Cap-Haitien. Par sa localisation en bordure du centre historique, sa valeur historique et esthétique, le pénitencier a fait et continue de faire l'objet de nombreuses idées d'aménagement.
En 2006, financé par le Ministère de la Culture et de la Communication, l'ISPAN entreprit la restauration de la halle nord pour y loger l'école de musique du Cap. Mais les travaux arrivés à une phase très avancée furent stoppés net par arrêt intempestif du financement, alors que tous les matériaux de finition étaient déjà portés à pied d'œuvre.
Pour en savoir plus long, consultez le Bulletin de l’ISPAN, no 27, 1er août 2011, pp. 7-9.
NOTES :
1. En 1778, suite à la signature du Traité d'Alliance Franco-Américain, la France déclara la guerre à l'Angleterre, en vue de soutenir militairement l'indépendance des Etats-Unis.
2. Le 23 septembre de chaque année, à la demande de l'ISPAN, une messe est célébrée à l'ancien pénitencier du Cap-Haïtien à l'intention des riverains, perpétuant une tradition, peut être plusieurs fois séculaire.
Une prison, ancien lieu de souffrance en Haïti, devient un lieu culturel et religieux – Partie 2 (BERDINE EDMOND)
C'est la première fois que je pénètre dans l’enceinte de l’ancienne prison du Cap-Haïtien destinée aux femmes, prisonniers de droits communs et politiques. L’espace est saisissant : des arbres majestueux projettent leurs ombres sur l’espace de 10.000 m2 où se dressent encore les murs fissurés jaunes et roses de plus de six mètres de hauteur. La beauté et le silence du lieu contrastent avec son histoire récente.
Sous la dictature des Duvalier, la police et l’armée y emprisonnait les ennemis du régime. Sur les parois et les plafonds des anciennes cellules, je peux distinguer les vestiges des dessins, des appels à l’aide et à la mémoire partiellement gravés dans la chaux :
« My God It’s me » ou « Recuerdo de Un Dominicano »
Le pire, c’était la « pénurie et la promiscuité » me confie Charles Manigat au lendemain de ma visite de la prison. Plusieurs fois emprisonné sous la dictature duvaliériste, il m’explique comment les prisonniers étaient entassés. Et les détenus torturés par la police que l’on y amenait.
30 ans après la chute de la dictature, c’est ce lieu que les ministères de la Culture et du Tourisme envisagent de transformer en centre culturel avec le support de la Banque mondiale, dans le cadre du projet « Préservation du Patrimoine Culturel et du Secteur du Tourisme Projet d'Appui ». Sa position stratégique au centre-ville et sa dimension en font un choix de premier ordre.
Découverte : la prison est devenue lieu mystique
Cette ancienne prison fait partie des 33 monuments haïtiens classés patrimoine national : avant les Duvalier, à l’époque coloniale, l’ensemble servait à la fois d’hôpital et de prison civile. Après la démobilisation des Forces Armées d’Haïti en 1994, l’Institut de sauvegarde du patrimoine national (ISPAN) a rénové une aile et en a fait ses bureaux.
C’est en organisant des rencontres avec les acteurs locaux autour de la réhabilitation et la transformation de ce site en centre culturel, sujet sensible, que l’équipe de la Banque mondiale a découvert la dimension sacrée du lieu pour certains secteurs de la communauté capoise, me raconte Jean Garry Denis, chargé de la réalisation des consultations publiques. Il n’avait aucune idée que des catholiques et des vodouisants accordaient autant d’importance à cet espace pour y célébrer leurs cultes respectifs.
La population, intégrée dans la discussion
Assise face à Louise Anna Philippe, prêtresse vaudou, et Rictrude Pierre, représentante du secteur catholique dans l’ancienne prison, je les écoute. « C’est très mystique » m’explique la prêtresse. «Non seulement à cause des gens qui sont morts ici, mais nous reconnaissons qu’il y a beaucoup de lwa (esprits) ici». Le vaudou est une religion de la nature et les vodouisants considèrent que les arbres du site constituent des reposoirs pour les lwa. Chaque arbre au niveau de l’ancienne prison correspond à un lwa ou à une famille de lwa bien spécifique.
Les catholiques y organisent des messes pour la Notre-Dame-de-la-Merci, patronne des prisonniers, le 24 septembre et parfois des neuvaines. Les vodouisants organisent deux jours de conférences, suivis d’une cérémonie chaque dernier samedi du mois de novembre, et viennent s’y recueillir régulièrement.
Avec ses informations disponibles, on envisage maintenant d’avoir un espace de culte universel. Louise Philippe m’exprime sa satisfaction d’avoir été intégrée dans le processus :«c’est rare que nous (les vodouisants) soyons consultés dans ce qui se passe dans le pays. Grâce à cela ce sera un centre pour tous, sans exclusion »
Un pas vers la mémoire collective
Centre culturel Jacques Stephen Alexis
« Je suis pour que cet espace soit un centre culturel, me déclare Rictrude Pierre. C’est parce qu’une histoire ne doit pas passer inaperçue. Il y a trop de choses qui se sont passées ici et que l’on n’entend que de la bouche de profanes…qui ne peuvent même pas bien vous l’expliquer ».
Pour Jean Garry Denis, l’impact sera énorme. Le centre devrait être un véritable atout touristique pour les habitants de l’aire métropolitaine du Cap-Haïtien, soit plus de 430 000 personnes. En plus du centre culturel pour promouvoir les potentialités de la région, il y aura un centre d’interprétation de l’histoire. Selon lui «comme ce lieu a été un espace de martyre (…) certains faits vont être réhabilités pour les nouvelles générations (sic)». Les victimes seront réhabilitées.
Charles Manigat, âgé de plus 80 ans, n’est plus jamais retourné dans la prison. Il n’habite pourtant pas loin de là. En passant devant l’immeuble, il a vu que la vielle barrière en fer forgé a été arrachée. Probablement des gens dans la précarité m’a-t-il expliqué. Le lieu a même été squatté. Il regrette les pillages. « Si c’est un centre culturel, j’y retournerais » m’assure-t-il.
Source :Berdine Edmond, 08 juillet 2016