L'Hôpital Justinien du Cap-Haïtien : un acte de patriotisme (Louis J. Auguste)
Hospice Justinien, 1898
En 1880, Justinien Etienne, alors magistrat communal du Cap-Haitien proposa aux membres du cercle du commerce la création d’un Hospice pour les mendiants et les infirmes de la ville, un rêve qu’il chérissait. Pour extraordinaire que fut l’idée, elle fut acceptée avec enthousiasme. L’impression produite par la vue des infirmes de toutes catégories qui circulaient librement à travers les rues de la ville était fort pénible. L’orgueil des vrais Capois, si chatouilleux quand il s’agit de leur ville, était blessé quand les étrangers aussi étaient témoins de cette triste situation.
Pour faire face à la difficulté initiale du financement du projet, Justinien et ses collaborateurs décidèrent de recourir aux souscriptions. Mais ses amis étaient loin de penser sérieusement à voir s’intégrer son projet dans le réel, ne concevant pas qu’il allait pouvoir, grâce à l’initiative privée, trouver les ressources suffisantes pour faire subsister une telle entreprise. Mais Justinien lui était comme envahi d’une véritable passion pour la réalisation de son œuvre. Et quand son ami l’architecte Frédérick Rutter à qui il avait eu recours, lui souligna les obstacles qu’il lui faudrait vaincre pour réaliser son projet, il se contenta de lui répondre : « Donnez-moi un plan et je me charge de trouver l’argent ».
L’autre difficulté escomptée, celle de trouver le personnel hospitalier, fut résolue avant même le commencement des travaux de construction car, sûr qu’il allait pouvoir réaliser son projet, Justinien Etienne, avec l’appui de Mgr Hillion, avait sollicite l’aide des Religieuses de la Congrégation des Filles de la Sagesse et celles-ci avaient acquiescé à sa demande et lui avaient promis qu’elles lui apporteraient leurs concours dès que l’hospice ouvrirait ses portes.
Il restait à trouver un local approprié. Justinien eut l’idée d’utiliser une ancienne caserne coloniale située sur la colline connue sous le nom de Mandeau (ou Mando), aux pentes douces et à la fraicheur prenante alimentée par une brise constante qui fait de ces lieux un havre de paix et de repos. Cette question fut résolue quand le futur président Florvil Hyppolite (1889-1896), à l’époque sénateur de la république, s’empressa de prêter ses bons offices pour les démarches devant les chambres législatives pour l’obtention d’une concession du terrain-concession qu’il obtint non sans grands ennuis. Par la suite, il put obtenir aussi une subvention de 3000,00 gourdes.
Ils obtinrent donc du gouvernement la Cour des grandes casernes et firent placer sur la porte d’entrée un écriteau avec ces mots : « Hôpital à construire ». En 1882, avec seulement 600 gourdes en caisse, au grand étonnement de ses amis, et alors qu’une terrible épidémie de petite vérole, qui avait éclaté en1881, décimait les familles à travers le pays, la première pierre et les premières fondations du bâtiment principal de l’Hospice Justinien furent posées.
Les travaux devaient durer huit ans, ralentis par le manque de fonds et interrompus par les troubles politiques causés par les renversements successifs des présidents Salomon (1879-1888) et Légitime (1888-1889). Mais Justinien ne se découragea pas et le 16 mars 1890, l’Hospice fut enfin inauguré solennellement avec «d’imposantes manifestations » Le journal La Liberté du jour rapporte que « la ville du Cap tout entière, y compris les corps constitués, était debout en ce jour pour participer à l’interminable procession partie de la cathédrale pour se rendre à l’Hospice. L’inauguration se termina par la bénédiction solennelle des lieux et celle du Saint Sacrement.
Hospice Justinien, 1898
Justinien fut nommé administrateur de l’Hospice et le resta pendant 22 ans, jusqu'à sa mort en 1912. Pendant 30 ans, l’Hospice Justinien vécut de la charité publique et la charité des médecins désintéressés qui ont consacré à l’établissement leur science et leur dévouement. Le Service d’Hygiène en assuma la responsabilité en 1917 sous l’Occupation Américaine, et en 1920, il fut transformé en vrai hôpital.
En 1920/1930, l’Hôpital Justinien fut doté d’une salle d’opération et de services de radiologie, d’ophtalmologie, d’art Dentaire, et de dispensaire, au milieu d’un environnement sain et accueillant où on retrouvait un magnifique kiosque, des parterres agréables, reliées par des allées de buis et de plantes décoratives bien entretenues, des salles spacieuses aux toits élevés faits pour maintenir la fraicheur et de larges ouvertures pour leur bonne aération, en particulier des salles privées confortables, les meilleures du pays jusqu'à un passé récent, avec fourniture d’eau à profusion a partir d’un puits artésien et de grands réservoirs et des cuisines importantes. Ces améliorations se firent sous l’administration du Dr. Laning (1922-1926), un chirurgien américain, un homme d’un dévouement inlassable qui allait transformer cet hospice en un vrai hôpital. Pour financer ces travaux, Laning sollicita l’aide de la Croix-Rouge qui donna $10,000.00. Le gouvernement contribua $40,000 mais comme cela ne suffisait pas, il organisa des fêtes de charité et ouvrit des souscriptions.
Depuis lors, plusieurs bâtiments tels que le bloc opératoire ont été érigés. D’autres pavillons ont été agrandis. Citons le pavillon de pédiatrie agrandi et modernisé sous l’administration du Dr. Apollo Garner. Citons encore plus récemment le pavillon des cliniques externes qui s’est vu coiffer d’un étage hébergeant le service de Médecine de famille. Le gouvernement israélien vient de faire don d’un pavillon préfabriqué qui sert d’unité de soins intensifs. Ce pavillon se situe entre l’allée principale de l’hôpital et le pavillon de la Maternité (Obstétrique et Gynécologie).
Dans les années 1990, l’Hôpital qui avait un effectif d'environ 250 lits actifs, a reçu la désignation d’hôpital universitaire responsable de la formation d’internes et de résidents dans différentes spécialités, y compris l’anesthésiologie, la médecine interne, la médecine familiale, la chirurgie, l’orthopédie, l’urologie, la pédiatrie, l’ophtalmologie, l’oto-rhino-laryngologie, l’Obstétrique et la Gynécologie.
Deux entités étrangères ont joué un rôle actif à l’Hôpital Universitaire Justinien : Konbit Sante, basé à Portland, Maine, qui a fourni une assistance au service de chirurgie et de médecine d'urgence. Ils ont également fourni un appui technique et logistique. L'autre groupe provient de l'Université de Miami et supporte le Service de Médecine Familiale. Il comprend essentiellement les Drs. Dodard et Vulcain. Les activités de ce service sont axées principalement sur la gestion des maladies associées au VIH dans cette partie du pays. L’Association des Médecins haïtiens vivant à l’Etranger (AMHE) depuis 2009 participe à l’éducation des résidents en chirurgie, médecine, pédiatrie, orthopédie et oto-rhino-laryngologie.
Malheureusement, l’hôpital a perdu beaucoup de sa splendeur, mais surtout il est dépassé par l’explosion démographique que connait tout le pays. L’hôpital dessert actuellement une population de près d’un million de personnes et le périmètre de l’institution est resté le même depuis plus de 130 ans. Le Pavillon de chambres Privées n’existe plus. Le flot incessant de patients et de visiteurs cause une congestion de personnes et de voitures. Bien que les soins de santé soient officiellement gratuits en Haïti, les patients sont obligés de payer pour chaque test de laboratoire et d’acheter tous leurs médicaments, les solutés et les aiguilles intraveineux, et même les bonbonnes d’oxygène, quand ils arrivent en détresse respiratoire.
Au jour de l’inauguration de l’Hôpital le 16 mars 1890, le rédacteur du journal La Liberté écrivit : « Justinien Etienne a posé un acte de patriotisme qu’on n’a pas l’habitude d’admirer chez nous et a donné une belle leçon d’énergie à tous les hésitants et les faiblards qui n’entendent rien entreprendre de nouveau pour changer certains états de choses chez nous dont l’archaïsme nous frappe et porte l’étranger qui nous visite à souligner notre état de peuple arriéré, sous le fallacieux prétexte qu’ils n’ont pas les moyens nécessaires à leur disposition ».
Et Marlène Rigaud Apollon de conclure : À combien d’entre nous ces reproches s’adresseraient-ils aujourd’hui ? (3)
Source : Louis J. Auguste, MD – 6 mai 2012
Notes :
(1)L’auteur Marc Péan, dans le tome I, L’Illusion héroique, de sa trilogie en parle en ces termes : «À un autre niveau de pauvreté, la solidarité des habitants de la ville jouait à plein. Les gens totalement démunis, malades et handicapés, avaient la possibilité de se faire admettre à l’Hospice Justinien. Là ils ne payaient pas pension et bénéficiaient de soins médicaux sans bourse déliée. L’entretien de ce centre se trouvait en effet, à la charge de la communauté.» (Note de la rédaction)
(2) Dans le Journal La Croix du 20 mars 1897, on pouvait lire : «La ville du Cap a construit un Hôpital monumental, elle en est fière, et ce n’est pas sans raison. Nous pouvons dire que l’Hospice Justinien est nôtre, puisque nous avons fait, nous l’avons fait pour procurer abri et soin à nos vieillards et à nos malades indigents.» (Marc Péan, L’illusion héroique, Port-au-Prince, Éditions Deschamps, 1977, p.151.)
(3)Ce texte a été rédigé à partir d’un article de Mme Marlène Rigaud Apollon, intitulé « Justinien Étienne, Héros peu connu- Modèle pour notre temps » publié dans l’ouvrage collectif Cap-Haïtien – Excursion dans le temps / Voix Capoises de la diaspora sous la direction de Max Manigat, Educa-Vision, Coconut Creek, FL. Inc.
Références :