De la période coloniale à l'Autorité Portuaire nationale : le Port du Cap-Haïtien (Jean-Claude Bastien)
Le littoral de la partie nord de l’île d’Ayiti qui borde le Caciquat du Marien, a toujours constitué une grande ouverture sur le monde. Cette ouverture a donné accès aux navires de Christophe Colomb qui en cherchant la route des Indes ont débarqué sur cette côte en 1492. Poussés par les alizés, vents marins soufflant d’est en ouest, ces navires européens en ont bénéficié pour traverser l’océan Atlantique et se trouver sans trop de mal dans la région des Antilles où ils se sont installés. Là, s’est développée une agglomération qui devait devenir beaucoup plus tard la ville du Cap.
Ville côtière, le Cap-Haitien constitue un point d’entrée et de sortie sur l’Océan Atlantique qui met le pays en contact avec le monde. Le port, par où se matérialise ce contact est localisé à 19°46´24ʺ de latitude Nord et 74°38´25ʺ de longitude ouest du méridien de Paris, sur la partie ouest de la baie autrefois dite de la Petit-Anse qui plus tard devint baie du Cap-Haitien. Par rapport à la ville, le port fait face à l’est et reçoit en plein les rayons du soleil levant, et souventes fois la nature nous gratifie de ces spectacles pittoresques et inoubliables lorsqu’il paraît à l’horizon.
La Baie du Cap-Haitien
Parlons d’abord de la baie qui abrite ce port. Elle s’étend de l’extrémité du morne La Vigie, c’est-à-dire depuis le Picolet, jusqu’à la pointe la délimitant d’avec la baie suivante, celle de Caracol. La baie déjà très active du temps de la colonie, servait de port d’attache aux navires qui reliaient Saint-Domingue à la France. Le premier débarcadère en fonction se trouvait du côté de la Petit-Anse, c’est-à-dire sur le versant Est, puis avec le développement de la partie basse de la ville, il fut transféré sur le versant ouest, où, il se trouve encore.
Moreau de Saint-Méry nous raconte l’arrivée de navires dans la rade du Cap : « Ils entrent alors dans la passe, ayant le Picolet à droite et, à gauche la pointe d’un récif appelé la Coque-Vieille, sans doute à cause d’un navire qui a dû y laisser sa coque, et que l’on y a vu pendant longtemps. Cette entrée se bifurque bientôt et forme deux passes. À droite la petite passe, plus étroite que l’autre, se rapproche tellement de la rive, qu’elle n’en est guère plus qu’à 200 mètres. À gauche est la grande passe, entre deux hauts-fonds que l’on appelle le Petit-Mouton et le Grand-Mouton. À 800 mètres du Grand-Mouton est un autre haut-fond que l’on doit éviter avec soin et qui porte le nom tristement significatif de la Trompeuse. Ensuite le mouillage s’élargit et s’étend jusqu’au bourg de la Petite-Anse. Il y a en outre, allant de l’est à l’ouest, à peu près à la hauteur du Picolet, une longue barre ou ligne de récifs sur laquelle la mer se brise toujours furieuse ».
Le système de défense
Malgré sa beauté et son étendue, le port est quand même assez particulier, n’y entre pas qui veut et surtout pas n’importe comment. Tout le long du littoral, au niveau de la baie, un nombre imposant de forts montaient la garde et leurs canons étaient prêts à dissuader tout navire s’y aventurant avec des intentions belliqueuses. Précaution indispensable, si on se rappelle les razzias opérées par deux fois, d’abord en 1691 par les Espagnols seuls, puis en 1695 par les Espagnols aidés par les Anglais. Ils ont pu entrer dans la rade, assiéger la ville naissante et y mettre le feu.
Pour se mettre à l’abri de ces invasions inopportunes, il a fallu ériger des fortifications et des batteries comme une ligne de défense pour protéger la ville et son port. Le fort Picolet, à la pointe du morne La Vigie, à l’entrée de la rade du Cap, en 1702, n’était qu’une simple batterie de six canons que M. de Gallifet avait fait monté sur une plateforme taillée dans le roc, à quinze mètres au-dessus de la mer. M. de Larnage l’agrandit en 1739, et le mit à deux étages qui reçurent trente-quatre canons ; ce qui en fit un véritable fort de cinquante mètres de long sur quarante de hauteur. Deux ans après, on y ajouta un magasin à poudre, une citerne, un corps de garde, et l’on plaça au-devant de la porte du mur d’enceinte un fossé taillé dans le roc sur lequel on mit un pont-levis. Tout navire entrant dans la rade du Cap était obligé de passer devant ce fort devenu la principale fortification du Cap.
À quarante mètres du chemin conduisant au Picolet et à huit cents mètres au sud de ce fort, M. Joseph de Vaudreuil fit construire, en 1747, le Fort Saint-Joseph qu’il jugeait indispensable pour seconder le Picolet « à battre la passe et le mouillage » en croisant ses feux avec les batteries du quai. Il fit en outre élever, à quatre cents mètres au-dessus, sur la Pointe-à-Bertrand, une batterie de mortier qui s’appelait le Fort-aux -Dames.
En 1758, époque de cette dernière construction, il établit une autre batterie au Gri-Gri ou Pointe-des-Nègres-Libres. Au-dessus de cette batterie, sur le flanc de la montagne, on bâtit plus tard le Fort Sainte-Catherine.
La Batterie-circulaire
La Batterie-circulaire, qui va de la Maison du Port à quelques mètres de la Ravine, a remplacé d’autres fortifications en terre. Commencée en 1748, elle ne fut terminée que dix années plus tard, et c’est en ce point que s’est développé le port du Cap.
En nous dirigeant vers le sud , à partir de la Batterie-circulaire, nous trouvons tout d’abord la Batterie-Royale, dans l’espace compris entre les rues du Conseil (rue 24) et Saint-Jean (rue 22) ; le premier bastion entre les rues Saint-Laurent (rue 21) et de la Fontaine (rue 19) ; puis, un front de fortifications en terre qui était protégé par une estacade de pieux enfoncés dans la mer.
Le front de mer devant la ville était désigné sous le nom de Quai Saint-Louis. C’était la première rue dirigée du nord au sud et allant du Carénage jusqu’au-delà de la Place Royale, alors la limite de la ville. Aujourd’hui encore certaines personnes, plutôt âgées, se réfèrent à cette rue en disant : la rue du Quai ou du Bord de mer, même si la mer, ayant été poussée plus avant vers l’Est, avait créé de la place pour le boulevard qui borde maintenant la ville.
Au nord du Quai Saint-Louis, le littoral de la baie s’étendait jusqu’au Fort Picolet, au pied du morne La Vigie, tandis que vers le sud, il longeait le bourg de la Petite-Anse et continuait jusqu’à sa pointe est. Le panorama qui se découvre du faîte du morne La Vigie est magnifique. C’est de ce point qu’à l’époque coloniale on annonçait de très loin, l’arrivée des navires, d’après un système de drapeaux et d’oriflammes dont les combinaisons ingénieuses signalaient sans possibilité d’erreur, la nature, la nationalité, le nombre de tous bateaux faisant cap sur la ville, et ceci, bien longtemps avant leur entrée en rade. Un phare destiné à guider les navires fut plus tard érigé au Picolet.
Le morne La Vigie, au-dessus du Fort Picolet, culmine à environ trois cents mètres. Un sentier escarpé, abrupt, avec des sinuosités serpentines, conduit à son sommet, d’où, on ne peut que s’extasier devant le spectacle qui s’étale devant les yeux.
En bas, on voit la ville, d’aspect lilliputien avec ses petits pâtés de maisons régulièrement coupés comme les carreaux d’un échiquier. L’œil se plait ensuite à traverser, par le pont, l’embouchure de la rivière du Haut-du-Cap ; à s’arrêter un moment à la Petite-Anse, la Guarico indienne du Cacique Guacanagaric, la capitale du Marien, puis, contournant la rade semblable à un joli petit lac intérieur, à courir prendre un libre essor sur l’immensité de l’Océan Atlantique. Le regard ne s’arrête point-là ; côtoyant vers l’est, d’abord des palétuviers touffus, puis les dunes sablonneuses d’un littoral bas, on reconnait facilement au blanchissement des flots, l’estuaire de la Grande-Rivière-du-Nord dans la baie de Caracol. De là, la vue peut encore s’étendre jusqu’au port dominicain de Monte-Christi dans le lointain.
Le développement du Port
À la fin du 18ème siècle, le port était encore relativement modeste, mais directement connecté à la ville. Cinq appontements se succédaient, perpendiculairement au Quai Saint-Louis : une cale royale pour la marine, une cale marchande, une troisième, la cale Le Febvre, pour le négociant du même nom, la cale des passagers, enfin celle en face de la place Le Brasseur, la plus au sud. Construites sur pilotis avec de forts madriers, elles mesuraient 80 pieds de long et 15 de large ; parfaitement adaptées, elles permettaient de charger et décharger à basse comme à haute mer. Les maisons qui bordaient le quai depuis la place Le Brasseur étaient « presque toutes des magasins de négociants, des entrepôts de passagers, des auberges, des cafés, des billards ». On y trouvait également des bains publics, en utilisation depuis 1788, ainsi que des installations privées, dotées de baignoire en bois ou en marbre. Pour s’abriter du soleil, qui frappait les maisons dès son lever, « on y avait placé des tentes spacieuses, sous lesquelles la brise était respirée avec délices, aussitôt que la chaleur se dissipait et que le soleil avait dépassé son zénith ». En 1746, une double allée d’arbres, le long du quai, près de la batterie royale, avait été plantée, formant la seule véritable promenade de la ville. Mais les arbres périclitèrent, car l’air marin et l’eau salée étaient peu propices à leur développement.
Outre le quai, la rue du Gouvernement (rue D) était presque entièrement occupée par des commerçants. Les capitaines de navires y avaient des magasins, la plupart dans des maisons à étage. Au-devant de chaque boutique, un tableau détaillait la cargaison mise en vente. Les cabrouets formaient un ballet incessant, permettant de transporter les marchandises du rivage au magasin et du magasin au rivage. Ce qui ne manquait pas de créer une certaine animation dans la ville.
Dans ce port, signale Moreau de Saint-Méry, mouillaient parfois en même temps jusqu’à plus de cent vaisseaux. La colonie étant très prospère, il fallait une flotte marchande d’environ 750 vaisseaux, montés par 25 milles marins pour assurer le commerce avec la métropole. Commerce qui se chiffrait à 150 millions de livres en denrées, représentant les trois quarts du commerce total de la France à l’époque. Par d’autres lignes de navigation, le Cap était aussi relié aux ports américains de Nouvelle Orléans, de New York, de Boston et de Philadelphie.
Sur le Quai Saint-Louis, en son centre, à l’extrémité est de la rue du Conseil (bas de la rue 24), fut érigée une construction qui logeait l’aspect administratif de ces activités. C’était la Maison du port, qui a servi de douane depuis l’époque coloniale jusqu’au milieu du XXème siècle sous la présidence de Paul E. Magloire. L’ancienne maison du port existe toujours. Elle a été cédée au Club social Primevère, après la construction du nouveau port. A quelques mètres au nord et un peu à gauche s’élevait une maison à étages qui servait encore de résidence, si je ne m’abuse au directeur de la Douane.
Au cours des ans, ces installations ont connu des modifications selon les besoins et l’évolution de la technique. Après le tremblement de terre de 1842 qui avait considérablement détruit la ville du Cap, le gouvernement, plus d’un an plus tard avait par arrêté, concédé à la municipalité, le terrain du littoral de la ville compris entre la rue des Religieuses (rue 16) et la rue Saint Nicolas (rue 4) pour l’établissement d’un nouveau quai.
Le réaménagement du port
L’entrée de la rade du Cap est très accidentée. Un certain nombre de navires y ont fait naufrage. C’est pour éviter ce péril que les capitaines de navires n’y pénètrent pas sans prendre « un pilote ». S’y hasarder sans ce précieux guide était risqué, il fallait avoir une longue expérience et bien connaître la route à suivre. Autrement, il fallait attendre que le « capitaine du port » monte à bord du navire pour indiquer au pilote comment manœuvrer son navire ou encore le faire à sa place. Ce qui constituait le danger, ce sont surtout les écueils à fleur d’eau dont la rade est pour ainsi dire semée. Je me souviens encore étant enfant, j’habitais au Carénage, et de chez moi je voyais passer les bateaux qui entraient au port. Tout navire qui se présentait, arrivé à une certaine distance dans la rade, s’arrêtait net et attendait que le « capitaine du port » quitte le wharf à bord de sa petite chaloupe pour se rendre au navire entrant afin de contrôler la manœuvre. Etait-il vraiment un capitaine ? Je ne saurais le dire, mais il était désigné comme tel. « Capitaine Dubréus » dont je me souviens et que je voudrais mentionner, était assez remarquable. Il a occupé ce poste pendant près de deux décades. Maintenant, je crois que la route a été bien balisée pour une circulation maritime efficace dans le port, et que ce petit va-et-vient n’est plus de mise.
En 1952, de substantiels travaux de dragage furent entrepris et la construction d’un vrai port perpendiculaire au rivage avec appontements bordés de plaques d’acier et coiffés de béton fut réalisée. Le boulevard fut asphalté à la même occasion. Des postes à quai pour deux navires, un quai de cabotage de 90 mètres, des hangars, des locaux administratifs, ont été construits. La maison du port fut relocalisée un peu plus bas vers le Sud. C’était un petit bâtiment à étage érigé entre deux longs hangars qui s’avançaient vers la mer, où étaient stockés tous les colis à exporter ou qui venaient d’arriver, avant leur dédouanement. Cette structure a servi jusqu’au début des années 80, quand d’importants travaux ont été réalisés lors de la reconstruction de ce port. La résidence du directeur, elle, était toujours restée à la même place.
Le port du Cap est le deuxième port international du pays, par son importance et le volume des transactions qui s’y déroulent. Déjà du temps de la colonie, la ville du Cap était au tout début, la capitale de la colonie de Saint-Domingue. Son port devait en être aussi le premier. Tout le commerce, le convoyage des produits manufacturés dans la colonie vers la métropole se faisait à partir du Cap-Français avant même la création de Port-au-Prince qui, par la suite, le supplanta dans ce rôle.
À la fin des années 1960 et au début des années 1970, ce port a connu une recrudescence en activités. C’était l’époque où de gros navires de croisière fréquentaient assidûment le Cap. Pendant toute cette période, Skyward, tous les lundis et Bohême, les jeudis, jetaient l’ancre dans le port avec à leur bord tout un flot de touristes qui se déversaient sur la ville et se rendaient aussi à la Citadelle, créant ainsi une euphorie chez plus d’un. Parfois, d’autres navires se présentaient mais restaient au large car le port, trop ensablé par les alluvions venant de la rivière du Haut-du-Cap, ne pouvait pas les accommoder. Depuis plusieurs années maintenant, Labadie a pris le relais. C’est ce débarcadère qui reçoit désormais les touristes dans le Nord, et pour comble, certains ne se rendent même pas compte qu’ils sont en Haïti quand ils débarquent à Labadie.
La restructuration récente du port
Le 7 Avril 1978, a été créée l’Autorité Portuaire Nationale d’Haïti avec mission de contrôle, de direction et d’opération de tous les ports d’Haïti. La gestion et l’exploitation des ports sont assurées depuis par cet organisme public, autonome, à caractère commercial sous tutelle du Ministère de l’Economie et des Finances. La Direction du Port du Cap-Haitien figure parmi les huit directions sectorielles coiffées par la Direction Générale de l’Autorité Portuaire Nationale (APN).
D’importants travaux d’agrandissement et de restructuration furent effectués pour lui permettre d’accueillir des navires à bord d’une structure à profondeur d’eau variant de 9 à 11 mètres.
Depuis ces travaux, quatre quais desservent actuellement le port du Cap :
- Le quai de croisière long de 176 mètres et de 10.5 mètres de profondeur;
- Le quai de commerce international, de 250 mètres de long et 9.5 mètres de profondeur;
- Le Quai Roll-on / Roll-off (RO/RO) de 30 mètres de large;
- Le Quai de cabotage 100 mètres de long avec 3.5 mètres de profondeur d’eau.
Des aires d’entreposage y ont été aménagées :
- Aire couverte 2,500 m2;
- Aire ouverte 72.000 m2 dont 45.000m2 pour les conteneurs.
Les deux chenaux d’accès menant au port ont été aussi revisités. Le chenal d’accès Est marqué par des balises de jour est peu utilisé. Le chenal ouest de 1 mile de long, de 10 à 15 mètres de profondeur compte tenu de la marée, est bien marqué par des balises et le plus couramment utilisé.
Un bassin d’évitage de mouillage de 11 à 18 mètres de profondeur est aussi disponible.
Le port actuel n’a plus la même allure que celui d’autrefois. Sur le chemin du développement, il s’est adapté aux exigences modernes et peut-être, dans le futur, verrons-nous d’autres ajustements. Il évoluera donc avec le temps et verra son champ d’activités s’élargir, offrant plus d’espace de stockage car la population ne cesse de s’accroître et le commerce avec d’autres ports sera nettement plus intense.
Sources :
1. Moreau de Saint-Méry. Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’île de Saint Domingue. Philadelphie, 1797.
2. Edgar la Selve. La République D’Haïti, Ancienne Partie Française de l’Ile de Saint Domingue.
3. Voir aussi le site de l’ l’Autorité Portuaire Nationale (APN) /