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Un petit tour sur la place d’Armes du Cap… (Charles Dupuy)

Cette conférence a été présentée dans le cadre du Colloque organisé par le Collectif Tous Ensemble, le 28 octobre 2023 et intitulé «Des patrimoines à valoriser et à protéger : le cas du Grand Nord d’Haïti».

L’article est illustré avec les splendides maquettes de la Place d'Armes du Cap-Haïtien et des édifices qui la bordent, réalisées par Guy Bernadin, qui y a consacré dix ans de sa vie.

À peu près tous les grands événements qui ont ponctué l’histoire de la colonie de Saint-Domingue ont trouvé leur aboutissement sur la place d’Armes du Cap. Proclamations officielles, exécutions de révolutionnaires, tout se passait sur cette place publique qui fut le cœur politique de cette colonie française *.

Commençons par le marron François Mackandal, le premier organisateur d’une révolte d’esclaves qui, par son action de terreur, devait inquiéter la société coloniale et en ébranler les fondements. Amputé d’un bras alors qu’il travaillait sur l’habitation Lenormand de Mézy, Mackandal, devenu sorcier, préconisait l’élimination des colons français par le poison et l’établissement à Saint-Domingue d’un royaume souverain dirigé par les Noirs. Selon Moreau de Saint-Méry, «il avait persuadé les nègres qu’il était immortel et leur avait imprimé une telle terreur et un tel respect qu’ils se faisaient un honneur de le servir à genoux. […] Les plus belles négresses se disputaient l’honneur d’être admise à sa couche». Probablement trahi par des esclaves dont il avait séduit les femmes, Mackandal fut capturé sur l’habitation Dufréné, près du Limbé. Conduit sous bonne escorte au Cap-Français, il fut condamné à être brûlé vif le vendredi 20 janvier 1758 par arrêt du conseil de la province du Nord.

Au jour fixé de l’exécution, le condamné fut conduit sur un bûcher monumental dressé sur la place d’Armes du Cap-Français. Après que l’on eût mis le feu aux fagots, Mackandal parvenait à se libérer de ses liens, à sortir de l’amas de bois incandescent et, à la suprême stupéfaction de la foule, à proférer de menaçantes imprécations cabalistiques en direction de ses bourreaux. Bien qu’il fut repris par les soldats et repoussé dans les flammes, les spectateurs effrayés se répandirent dans la ville au cri de «Mackandal sauvé! Mackandal sauvé!» créant une violente panique dans la population. C’est pour cette raison que les esclaves resteront persuadés que Mackandal n’était pas mort sur le bûcher mais qu’il courait dans les bois plus libre et plus insaisissable que jamais.

On connaît la triste histoire des affranchis Ogé et Chavannes qui, après l’échec de leur mouvement révolutionnaire, tentèrent de se réfugier dans la partie de l’Est. Capturés à Hinche, ils seront rapidement extradés au Cap-Français où, après une parodie de justice, ils furent condamnés au supplice de la roue. La sentence fut exécutée sur la place d’Armes du Cap-Français le 23 février 1791. Chavannes endura son martyre avec un courage surhumain tandis qu’Ogé devait flancher et implorer la clémence de ses juges. Il faut comprendre que le châtiment de la roue était épouvantablement cruel et était même tombée en complète désuétude dans la France du 18ème siècle. Le bourreau devait dévêtir le supplicié, lui lier les membres sur une grande roue de chariot couchée à terre, lui briser ensuite les articulations et les os en lui portant onze coups de barre de fer. Devenus pliables, ses membres étaient alors entrelacés avec les rayons. Pour finir, on mettait la roue en position verticale où on laissait agoniser le condamné. Si elle avait recours à des méthodes répressives d’une telle sauvagerie, c’est que la société esclavagiste de Saint-Domingue se sentait fragile et employait les moyens les plus barbares afin de terroriser les éventuels récalcitrants à sa loi.

Six mois plus tard, et presque jour pour jour, le 22 août 1791, éclatait la révolte générale des esclaves. Leur chef, Boukman, sera tué et sa tête fixée au bout d’une pique fut exposée sur la place d’Armes du Cap. C’est aussi là que fut pendu, en novembre 1791, le curé du Limbé, le père Philémon, accusé d’avoir été l’aumônier des armées de Biassou. C’est enfin sur cette place qu’après la révolte générale des esclaves de 1791, les colons dresseront l’échafaud qu’ils firent tourner à plein régime afin de punir les nègres rebelles et appliquer contre eux une répression à la mesure de la folle terreur qu’ils venaient d’éprouver.

Le 29 août 1793, sur la place d’Armes du Cap, le commissaire Sonthonax proclamait la libération générale des esclaves de Saint-Domingue. Les cérémonies se déroulèrent dans la liesse et furent suivies d’une orgie de fêtes civiques et de réjouissances populaires.

En 1796, le gouverneur Étienne Laveaux nommait le général Toussaint Louverture lieutenant-gouverneur de la colonie. La cérémonie se déroula sur la place d’Armes du Cap-Français devant les troupes rassemblées. Pendant que grondait le canon et que carillonnaient les cloches, Toussaint, écrasé par l’émotion et les honneurs, répétait: «Après bon Dieu, c’est Laveaux!» C’était le début de l’ascension politique fulgurante de Toussaint Louverture qui, devenu gouverneur général de la colonie, proclama sur cette même place d’Armes une constitution qui, dans les faits, transformait la colonie de Saint-Domingue en un État souverain. C’était en 1801.

En 1804, après avoir proclamé l’indépendance d’Haïti, Jean-Jacques Dessalines prit le titre de gouverneur-général à vie. Quand il apprit que Napoléon s’était fait sacrer empereur à Paris le 2 décembre 1804, une pétition «de la population et de l’armée» réclamant le couronnement du gouverneur est aussitôt rédigée et acheminée aux principaux chefs militaires du pays. Les cérémonies du sacre de l’empereur Jacques Ier (c’est le titre qu’avait choisi Dessalines) se dérouleront en octobre 1805 sur la place d’Armes du Cap-Haïtien.

Sous la présidence de Salomon, on procéda à la translation du corps de Sylvain Salnave de La Saline, cette banlieue populaire de Port-au-Prince où l’avaient inhumé ses partisans en 1870, au Cap-Haïtien, sa ville natale. C’est sur la place d’Armes que l’on enterra «le grand capitaine» et son corps y resta jusqu’au moment où, sous l’Occupation américaine, les Marines exigèrent que ses restes soient transférés dans une tombe familiale du cimetière de la ville.

En 1904, sous Nord Alexis, lors des festivités entourant le centenaire de l’indépendance, les citoyens de la ville du Cap pensèrent que rien ne saurait mieux souligner l’événement que l’érection d’une statue de Dessalines au milieu de la place d’Armes. L’inauguration du monument sera l’occasion pour le député du Cap d’alors de prononcer un retentissant discours sur le destin du général Dessalines, un morceau d’éloquence qui propulsera la carrière politique du jeune parlementaire. Il s’appelait Price Mars.

C’est le président Lescot qui acheva la restauration de la cathédrale du Cap et, pour compléter son œuvre, il eut l’idée d’agrandir la place d’Armes qui, selon son projet, se prolongerait de manière à ceinturer la basilique. Devant la réticence des propriétaires riverains à céder leurs résidences à l’État et le peu d’enthousiasme de ses propres subordonnés à exécuter cet audacieux plan d’urbanisme, Lescot se vit contraint de l’abandonner.

Au fait, le délégué de l’exécutif dans le département du Nord à l’époque et chargé de la réalisation des travaux s’appelait Luc Fouché. Ce dernier n’était pas du tout en faveur de ce projet dont il contestait la nécessité et refusait de s’en faire le maître d’œuvre. Fouché avait un sens bien particulier du progrès et du modernisme qui consistait, selon lui, à faire disparaître autrement dit à détruire tous les vestiges du passé. C’est ainsi qu’il fit démolir la fontaine coloniale qui se trouvait au centre de la place d’Armes, fontaine qu’il aurait très bien pu faire déplacer en un autre endroit de la même place…mais non , selon Fouché il fallait faire disparaître ces hideurs, ces monstruosités qui venaient d’un autre âge. Dans son idée. Fouché pensait faire œuvre de civilisation et faisait ainsi entrer la ville dans l’ère moderne. C’est ainsi que la Belle-Entrée construite sous Christophe sera complètement rasée tout comme la cheminée de la savonnerie (à la rue 22) qui passera pour moitié sous le pic des démolisseurs.

À l’exception de la fontaine coloniale, rien de ce qui existait à l’époque du régime français n’est resté debout autour de cette place après l’événement de 1842. En effet, c’est le samedi 7 mai 1842 que le Cap fut frappé par la plus grande catastrophe de son histoire. Dans ses Mémoires encore inédits, l’écrivain et homme d’État haïtien, Démesvar Delorme, un témoin du désastre, nous trace un horrible tableau de l’événement: Delorme se trouvait justement sur la place d’Armes et jouait aux billes avec son frère quand il vit trébucher certains des soldats qui défilaient à la parade du samedi et les voyait tomber sur le sol de façon tout à fait grotesque. «Un bruit sourd, un grondement lointain, lugubre, comme sortant d’un gouffre profond, nous dit Delorme, se fait alors entendre du côté de l’Est. Le bruit devient effrayant. Le clocher de la cathédrale que j’avais en face se mit à se balancer dans l’air, les cloches sonnant à toute volée en carillon, sans rythme, sinistre, un glas horrible. Le clocher s’écroule, les parties hautes les premières. Puis l’église s’abat, et toutes les maisons environnantes après, et, toutes les maisons que je voyais, et toutes les rues qui venaient après, et enfin la ville entière. Tout cela avec un bruit sans nom, grondant au milieu d’une buée épaisse sortant des murailles brisées et qui s’épaississant de plus en plus en quelques instant, était devenu un nuage noir, lugubre comme ceux des grosses tempêtes sur mer, et bientôt sillonnée comme eux de lueurs rouges ardentes, agitées en tous sens, remplissant l’air. Le feu avait déjà pris aux matières inflammables qu’il y avait dans la ville.» En effet, comme les secousses survinrent à l’heure où l’on préparait le repas du soir, les feux de cuisine transformèrent bientôt les ruines en un immense brasier. Pour ajouter au malheur des victimes des brigands venus des campagnes environnantes entrèrent dans la ville pour la saccager et ceux des citoyens qui tentaient de les arrêter étaient tués sans pitié.

Le Cap portera longtemps, porte encore d’ailleurs, les stigmates de cette catastrophe que, par euphémisme, ses habitants appelleront «l’événement»... Aucun des imposants édifices de l’époque coloniale n’a survécu au tremblement de terre de 1842. Il reste encore aujourd’hui ces «masures», ces restes calcinés des constructions datant de la colonie et qui sont les derniers témoins de la splendeur de cette ville que l’on appelait le Paris de Saint-Domingue. Très peu de monuments ont survécu au désastre. On peut compter parmi ceux-ci les fontaines de nos places publiques et l’ancien opéra royal de Christophe aujourd’hui devenu la loge maçonnique l’Haïtienne no 6.

De ce qui existait avant le tremblement de terre autour de la place d’Armes nous ne savons presque rien. À l’époque coloniale on trouvait, certes, la cathédrale qui était autrement moins imposante que l’actuel bâtiment restauré sous Lescot. On dit qu’il existait avant 1842 un édifice assez remarquable lequel était séparé en deux parties, deux ailes placées de chaque côté de la rue 19 et dont les deux sections étaient reliées par une espèce de passerelle qui enjambait ladite rue. Il est triste de constater que nous n’avons aujourd’hui, hélas, aucune image, aucune lithographie, aucune peinture, aucune représentation de ces édifices qui entouraient la place d'Armes et qui ont disparu après le tremblement de terre de 1842.

De nos jours, les deux plus beaux édifices de ce secteur sont l’archevêché et le local de l’ancien Union-Club. Fondé en 1825, l’Union-Club était le plus ancien club privé d’Haïti et même peut-être du continent américain. Les membres du club s’étaient lourdement hypothéqués auprès des commerçants allemands afin de construire ce local qu’ils inaugureront en 1896. Il faut comprendre que ce local avait été construit afin d’abriter un club mondain avec sa salle de bal, ses salons, sa bibliothèque, son billard, etc. Faut-il le préciser, ce bâtiment figure aujourd’hui comme une pièce exceptionnelle du patrimoine architectural haïtien. Il s’agit d’un pur joyau de pierres maçonnées, avec son fronton grec bordé d’une galerie à colonnade festonnée et qui, sans aucun doute, demeure l’un des édifices les plus emblématiques de la ville **.

Parlons maintenant de l’archevêché, ce très imposant édifice de deux étages qui, à lui tout seul, couvre l’espace d’un pâté de maison, il s’agit-là d’un des plus imposants bâtiments de la ville et qui, par sa stature, ne déparerait aucune grande ville du monde. Il reste encore à signaler le local de la délégation qui loge des bureaux publics dont la bibliothèque municipale de la ville qui, aux dernières nouvelles, aura disparu corps et biens emportée par les vagues de violences politiques et de désordres administratifs des dernières décennies.

L’Hôtel de ville qui, lui aussi, occupe l’espace d’un pâté de maisons, n’a pas été construit pour l’usage auquel il est aujourd’hui destiné. Malgré les apparences, en effet, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, il s’agit bel et bien d’une maison privée, d’une belle villa construite par un particulier qui la cédera à l’administration communale qui, justement à l’époque, se cherchait un grand et spacieux local pour loger ses salons et ses bureaux. Reconnaissons qu’on ne saurait que difficilement trouver un meilleur emplacement et un plus bel édifice pour abriter aussi dignement l’administration communale de la ville.

Pour finir, comment ne pas signaler l’existence de cette magnifique maison située au coin de la rue 20-H. C'était autrefois un hôtel prestigieux, l’Hôtel de Paris, avant de se transformer plus tard en une école de jeunes filles. Dans le courant des années 1950 on y localisa les bureaux du ministère de l’Agriculture tandis qu’au rez-de chaussée se trouvait l’Ouvroir national. Cette belle et imposante demeure est un échantillon remarquable et tout à fait typique de l’architecture de la ville du Cap, un véritable archétype de nos maisons traditionnelles. On entend souvent dire combien, par son architecture, le quartier français de la Nouvelle-Orléans ressemble au Cap-Haïtien. En réalité, la Nouvelle-Orléans est une reproduction du Cap-Français. En effet, ce sont les colons français de Saint-Domingue qui sont allés se réfugier à la Nouvelle-Orléans et qui y ont construit leur maison selon le modèle traditionnel du Cap-Français, leur ville, que la Révolution de Saint-Domingue les avait contraints à abandonner.

Triste note à ajouter sur la question d’originalité architecturale, c’est qu’aujourd’hui un développement anarchique fait de béton armé défigure chaque jour un peu plus la ville, l’enlaidit, la «bidonvilidise» sans que personne ni aucune autorité, n’arrive à contenir ce courant de «modernisation» qui fait perdre son charme et aussi son âme à la ville. Comprenez que le Cap qui comptait entre 12 et 15 mille âmes à l’époque coloniale et durant tout le 19ème siècle, qui en comptait 20 mille selon le recensement de 1950, se rapproche aujourd’hui du million d’habitants. Cette démographie galopante, explosive, exerce une pression sur les structures architecturales traditionnelles de la ville qui sont aujourd’hui de plus en plus menacées de disparition, faisant perdre ainsi chaque jour un peu plus son âme à la vieille cité.

Si vous voulez bien me le permettre, je terminerai avec une petite note personnelle. La seule fois de ma vie où j’ai vu le président Lescot, il était debout sur le parvis de la cathédrale du Cap. Il revenait tout juste de son amer et long séjour en terre d’exil. Mes camarades et moi, nous sortions de l’école. Lescot visitait l’église qu’il avait fait restaurer ***, la ville de ses ancêtres, celle où il avait grandi. Nous sommes passés devant lui silencieux, médusés par cette vision fugitive que nous avions d’un homme d’État dont la photo se retrouvait dans nos manuels d’histoire et qui jetait un regard lourd de tristesse en direction de la place d’Armes du Cap qui s’étalait devant lui avec ses vieux fantômes et tout écrasée par le soleil de midi.

maquettes de la Place d'Armes et édifices adjacents - Guy Bernadin

Archevêché

Cathédrale

Union Club

Hôtel de Ville

Place d'armes

Place d'armes et cathedrale

Hôtel de Paris

* La place d’Armes du Cap occupe une superficie de 1,293 hectare soit l’équivalent exact d’un carreau de terre.

** C’est dans les locaux de l’Union-Club que les présidents Vincent et Roosevelt se rencontrèrent le 5 juillet 1934, afin de signer le communiqué commun annonçant la fin de l’Occupation américaine.

*** Un jour qu’il se rendait à l’école avec ses amis, Lescot lança une pierre dans les ruines de la cathédrale et cria: «Quand je serai président et je te rebâtirai!» Le jour où il vint inaugurer la cathédrale restaurée, ses camarades ne manquèrent pas de lui rappeler sa prédiction.

Charles Dupuy

Crédits photos : Charles Dupuy,