Philomé Obin (1891-1986) : maître incontesté de l’École du Nord (Compilation Tet Ansanm pou Okap)
Maître incontesté de l’École du Nord dans l’histoire de l'art haïtien, Philomé Obin est né au Limbé, le 20 juillet 1891ou 1892 (selon les sources). Il est issu d’une famille de sept enfants très religieuse et toute sa vie, Philomé Obin restera un fervent protestant.
Dès son plus jeune âge, il reçoit une instruction rudimentaire en dessin et commence à peindre en 1904 à l’âge de 13 ans. Il a réalisé sa première œuvre connue - une aquarelle représentant un jeune homme en train de chasser – à l'âge de dix-sept ans.
Dans les années 1970, l’artiste se raconte à Jean-Marie Drot (1):
«Personnellement, j’ai commencé à peindre dès l’âge de treize ans. Puis, au hasard des mois, j’ai été vendeur de café, comptable, préposé aux écritures et même coiffeur dans une minuscule boutique du Cap Haïtien. Mais jamais je n’ai jamais cessé de rêver. Et aujourd’hui, avait-il ajouté en se penchant vers moi, avec une incroyable fierté : "je ne travaille plus que sur commande !»
De fait, jusqu’à l’âge de 50 ans, Obin exerce plusieurs métiers comme vendeur de café, coiffeur ou comptable. Il travaille un certain temps à Phaéton, à la plantation Dauphin dédiée à la culture du sisal.
Durant son temps libre, il s’adonne à la peinture, surtout des sujets religieux pour les églises locales et des scènes historiques pour les loges maçonniques. En 1938, la Loge maçonnique de Limonade lui commanda un groupe de panneaux héraldique et il reçoit six dollars en rémunération. En 1943, Obin peint plusieurs tableaux religieux pour la Loge maçonnique n°6.
Il écrit sur son tableau noir : « Cher Dieu, l’année 1944 fut une mauvaise année pour Philomé Obin. S’il vous plaît, essayez de faire de l’année 1945 une meilleure pour lui. (1).
Cette même année, il offrit en cadeau au président Elie Lescot un tableau représentant une rencontre entre Roosevelt, Churchill et Staline, cadeau pour lequel Obin n’aura aucune reconnaissance. Sa revanche ne se fera pas attendre. Cinq ans, il exécuta un tableau où le président Lescot déchu, part pour l’exil escorté par des anges.
And in 1944 he sent President Elie Lescot a painting of Roosevelt, Churchill, and Stalin — a gift that this time was not even acknowledged. (He had his revenge five years later by painting another picture of the mulatto president being ushered out of office and into exile by avenging angels.» (5)
En apprenant la nouvelle de l’ouverture du Centre, il avait pris l’initiative d’y envoyer un tableau intitulé L’arrivée du président Roosevelt au Cap-Haïtien (1944) pour montrer ce qu’il savait faire. Contrairement aux dirigeants du Centre, Sicré voit dans ce tableau une œuvre d’art à part entière et le dit. En d’autres termes, Sicré indique qu’il y a de l’art là où le credo esthétique en vigueur au Centre ne permettait pas de le reconnaître. (2)
À ce moment, Philomé Obin avait peint de temps en temps sans aucune reconnaissance pendant plus de quarante ans. « L’arrivée du président Roosevelt au Cap-Haïtien », est une représentation de la visite du président américain en Haïti pour la signature de l’accord qui devait mettre fin à l’occupation américaine, qui durait depuis 1915. DeWitt Peters fut surpris de réaliser de la qualité de l’œuvre de cet artiste autodidacte. (3)
DeWitt Peters, an American watercolorist teaching English on a wartime assignment who had wanted to start an academy where Haitians might learn to be artists, was about to receive the surprise of his life. ... Philome Obin, a trained but essentially self-taught master of documented historicism and architectural geometry, was painting scenes of the United States Marines Occupation, and religious illustrations that none but the local Masonic Temple would hang. (5)
Le Centre d’art va acheter cette œuvre. C’est la première vente d’œuvre d’Obin qui en reçoit cinq dollars et la même valeur en matériels d’artiste. (4)
Toutefois, ce n’est qu’en 1945 que son talent est réellement reconnu, de façon tout à fait fortuite, d’ailleurs nous dit Carlo A. Céluis, historien de l’art. En janvier 1945, à titre de commissaire, José Gómez Sicré est à Port-au-Prince pour préparer l’exposition « Les peintres modernes cubains », qui se déroulera du 8 janvier au 4 février au Centre d’Art de Port-au-Prince. Au cours d’une visite dans les réserves du Centre d’Art, Sicré tombe sur la toile de Philomé Obin illustrant l’arrivée au Cap-Haïtien de Franklin Delano Roosevelt, alors président des États-Unis. Célius parle d’une « rencontre fortuite d’un regard et d’une peinture. Sicré reconnait en celle-ci plus qu’une simple production : il y voit de l’art » (3).
Le Cubain demande alors à rencontrer l’artiste. Par la suite, Sicré propose alors d’inclure les œuvres de Obin lors de l’exposition des peintres haïtiens qu’il souhaite présenter à Cuba, avec les œuvres de ces artistes qui, selon lui, expriment mieux l’authenticité haïtienne. En avril 1945, José Gómez Sicré réalise l’exposition « Les Peintres populaires haïtiens à la Havane » et certaines des oeuvres de Philomé Obin y sont exposées. Obin devient dans les années qui suivent un des peintres les plus renommés d’Haïti avec l’artiste Hector Hyppolite.
Souhaitant rester au Cap-Haïtien et former des élèves, Philomé Obin y ouvre le 15 septembre 1945 une annexe du Centre d’art où, sous sa tutelle, des artistes locaux et certains membres de sa famille notamment son frère Sénèque Obin, ses fils Antoine et Télémaque Obin et son neveu Michel Obin seront formés et vont développer une pratique inspirée du maître. (3).
«Le style Obin»
Obin développe un style personnel inspiré par la région du nord d'Haïti. Sa peinture décrit le quotidien, notamment les événements de la vie au Cap-Haïtien dont il peint la grandeur historique.
The simplicity of everyday life, transformed into poetry by Philome Obin and the Cap-Haitian school, gives to each Haitian a sense of place in this world just as the Vodou religion assures him a place in the cosmos. Ongoing life that neglects neither the body nor the spirit … that is the joy of Haitian art. (5)
Philome Obin was always proud of his superior education. But fortunately, his apprenticeship to a visiting French drawing master in the twenties had been brief and no lasting damage was done. Either because he forgot what he had been taught during the fallow decades that preceded the opening of the Centre d'Art, or because his pictorial intuition made its own laws, Obin painted like Obin from the moment his first picture was bought; and he was never to deviate from that magical pseudorealism that all Cap-Haitien artists soon began to emulate in their various ways. (5 : Rodman, p.71)
Son style original fait de lui une grande référence de la peinture capoise et haïtienne. Il tourne aussi le pinceau sur lui-même et se mettra en scène dans différentes situations quotidiennes. Rendu avec une attention précise et méticuleuse aux détails de la vie dans la rue, aux montagnes, à l'architecture du village et à son passé colonial, Philomé Obin se distingue par son propre style qui est désormais connu comme le « style Obin ». Il n’en déviera pas.
Le « style Obin » est souvent décrit comme un « pseudo-réalisme magique ». Il se caractérise par des rangées de maisons de ville au toit en pointe avec des surplombs de protection, des portes à volets allongées avec de longs crochets en fer et de minuscules figures simplifiées au premier plan.
Obin voyait tout exactement tel qu'il était : les montagnes derrière le Cap-Haïtien, le soleil éclatant dans les rues, l'élite capoise couleur café, les arcades et les balcons de fer. Il a représenté les révolutionnaires barbus du début du siècle, aux yeux noirs brillants, revenant des collines sur leurs chevaux blancs pour profiter de la dernière crise politique. Il représentait les Cacos – le nom donné aux rebelles haïtiens pendant l’occupation américaine d’Haïti, de 1915 à 1934 – menant des combats courageux contre les Marines américains. Il a trouvé son inspiration dans les couvents catholiques, les loges maçonniques, les mascarades du Mardi Gras et les défilés militaires. (5)
L’artiste puise aussi ses premières inspirations dans la religion. Fervent pratiquant, la plupart de ses productions sont utilisées par des églises de sa communauté.
C’est dans ce contexte, dans le cadre de la préparation de l’Exposition internationale, à l’invitation de l’évêque de Port-au-Prince, en 1949, qu’Obin fait partie des plusieurs peintres naïfs invités à décorer les murs de la cathédrale épiscopale de Sainte-Trinité. Les artistes Castera Bazile, Préfète Duffaut, Rigaud Benoit et Wilson Bigaud, Philomé Obin répondent présents et participent à la réalisation des fresques de la cathédrale Sainte-Trinité de Port-au-Prince, malheureusement détruite lors du séisme de janvier 2010.
L’évêque de l’Église épiscopale d’Haïti, Mgr Voegeli, proposa alors à quelques peintres naïfs de décorer les murs de la cathédrale Sainte-Trinité. C’était une initiative d’avant-garde d’autant plus risquée que l’évêque la considérait comme la participation de son église aux festivités du bicentenaire de Port-au-Prince. En mars 1950, on inaugurait la grande fresque de l’abside. La première scène, La Nativité, était l’œuvre de Rigaud Benoît, la deuxième, La Crucifixion, avait été peinte par Philomé Obin et la troisième, L’Ascension, était signée Castera Bazile et Gabriel Lévêque. La cathédrale Sainte-Trinité de Port-au-Prince explosait de couleurs et s’était transformée en un incomparable musée de l’art pictural haïtien. (8)
Philomé Obin y peint donc la Dernière Cène dans le transept Nord et une Crucifixion dans l’abside. Cette dernière montre un Jésus à la peau claire cloué sur une croix dans une rue du Cap-Haïtien.
Ce dernier peint «La dernière Cène», où la représentation des personnages sacrés reflète leur appartenance à la société locale par le fait d’être noirs ou mulâtres, malgré leurs traits européens. Ces faits sont suffisamment explicites pour démontrer la volonté de détourner ces codes iconographiques, et par conséquent la volonté de se les approprier. (7)
Quelques une des oeuvres de Philomé Obin.
Philomé Obin : une vie paisible au Cap-Haïtien
Dans les deux dernières décennies de sa très longue vie raconte Rodman (5), Philomé Obin travaille surtout sur commande, principalement pour des collectionneurs d’Allemagne, de Suisse et d’Italie. Il est devenu célèbre et les riches collectionneurs se pressent dans son atelier au Cap-Haïtien. On y voit défiler Jacqueline Kennedy Onassis venue au Cap-Haïtien, dans son yacht personnel et combien d’autres.
Dans son article sur Philomé Obin sur notre site (voir dans la rubrique Signé Cap-Haïtien), Charles Dupuy écrit :
Devenu un peintre illustre et de réputation internationale, Obin continuait à mener sa vie simple d’ascète entièrement dévoué à son art. À mesure que les années passaient, la célébrité de l’artiste grandissait et ce sont les grands collectionneurs du monde entier qui se battaient pour posséder au moins une toile de Philomé Obin. Au cours des années 1970, on vit défiler dans son atelier des célébrités comme Jacqueline Bouvier Kennedy Onassis ou André Malraux qui, débarquant de l’hélicoptère, arrivaient au Cap afin de rencontrer en tête à tête le vénérable vieillard, et puis surtout pour acheter ses tableaux et admirer ses œuvres.» (8)
Jean-Marie Drot, écrivain et documentariste français, en témoigne en relatant sa rencontre avec l’artiste, dans les années 1970 :
…Philomé m’a pris par la main et aussitôt s’est illuminée sa maisonnette conte de fées à l’entrée du Cap. Tout en boutonnant ma chemise, j’ai grimpé l’escalier en bois. Chaque marche craquait. Je m’attendais à croiser des chats parlant créole et des chiens fumant la pipe. Philomé s’est avancé vers moi et, brusquement, tel un prestidigitateur qui empoigne un lapin au fond de son chapeau, de sous sa cape noire, avec une certaine ostentation, il a sorti un tableau. Dans la clarté blanche et presque tranchante du petit matin, suspendue à son bras j’ai reconnu Les Bourgeois du Cap Haïtien, vers 1900. Probablement son chef d’œuvre. (1)
Du haut de son balcon rustique, Philomé Obin me regardait. Bienveillant. Il avait alors plus de 80 ans. Svelte, un peu raide, d’allure cérémonieuse, avec une courtoisie très vieille France il m’avait dit : "Honneur !". Et selon la coutume haïtienne j’avais répondu : "Respect".
Dans la petite chambre aux murs peints à la chaux nous étions face à face. J’admirais le peintre autant que l’homme qui avait échappé, par exception, à l’humiliation de ses ancêtres. Désormais, pour lui, plus aucune bataille n’était à livrer contre des envahisseurs venus d’ailleurs, de la haute mer ou de l’intérieur des terres. Les Généraux Leclerc et Rochambeau étaient morts, les Marines américains rentrés dans leur base en Floride, et Papa Doc en enfer... (1)
Charles Dupuy nous raconte que : En 1977, …«l’État haïtien décerna l’Ordre national Honneur et Mérite à l’artiste peintre Philomé Obin avec le grade de commandeur. … c’était beaucoup plus que ne pouvait souhaiter cet humble fils du pays, qui à l’âge patriarcal de 85 ans recevait, pour son immense talent, une consécration inespérée.» (8)
Philomé Obin malade, s’éteint au Cap-Haïtien le 6 août 1986, à l’âge de 94 ans. Le Cap-Haïtien venait de perdre un de ses plus ardents défenseurs car, malgré sa notoriété, l’homme préférait habiter son pays et toujours, il mettait ses enfants en garde contre la tentation du départ.
Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier et demeurent conservées dans d’importants musées comme le Milwaukee Art Museum dans le Wisconsin, le Brooklyn Museum et le MoMA de New York. En plus de ses œuvres, Philomé Obin a laissé une progéniture talentueuse; plus d'une douzaine de descendants d'Obin sont devenus peintres. Obin lui-même le confirme à Drot : « Savez-vous que nous sommes treize artistes dans ma famille" m’avait- il déclaré d’une petite voix posée, presque féminine qui ne tremblait pas plus que sa main. Avec un plaisir évident, Philomé en fait la liste : «moi Philomé, Sénèque mon frère, Antoine son fils, Télémaque, Gérard, Harrison, Jean Marie, plus les neveux et les cousins. » (1)
Laissons conclure Jean-Marie Drot :
Arrière-petit-fils d’esclave, Philomé Obin, peintre historiographe de Haïti, était la preuve de la lente victoire d’un Toussaint Louverture sur les folies meurtrières de l’homme blanc, son goût effréné du pouvoir, contre son arrogance surtout. Philomé Obin ou la négritude enfin radieuse.
…Tout en dégustant un vieux rhum, longtemps je suis resté silencieux, respectueux, impressionné par l’orgueil tranquille de ce vieil homme dont les toiles sont aujourd’hui dans les plus grands musées d’Amérique, de Suisse et d’Allemagne. (1)
Sources : Compilation Tet Ansanm pou Okap
Références
(1) Drot Jean-Marie. Un peuple de peintres dans Étonnants voyageurs, 2016.
(3) Célius, Carlo A., Langage plastique et énonciation identitaire, L’invention de l’art haïtien, Les presses de l’Université Laval, Canada, 2007.
(4) Bonathon, Katherine. The role of non-Haitians in the development of the contemporary art movement in Haiti and its implications for art educators in cross-cultural situations. (These- Department of Fine Arts), Montreal, Sir George William University, 1973.
(5) Rodman, Selden. Where Art Is Joy. Haitian Art: The First Forty Years. New York: Ruggles de Latour, 1988. p. 71-96
(6) Philomé Obin
(8) Dupuy, Charles. Un grand peintre naïf, Philomé Obin.
(9) Philomé Obin, youn nan pi gwo atis pent nan istwa peyi a soti Okap
Pour en savoir plus long, voyez un inventaire des expositions des œuvres et des grandes expositions de Philomé Obin sur le site du Centre d’Art de Port-au-Prince