Étienne Chavannes (1939-2018)
Comme nous l'a rappellé Jean Hérald Legagneur lors d’une conférence au Centre d’art, le 17 juillet 2018, Étienne Chavannes se révèle généralement festif, ludique par occasion, souvent bouillonnant à la limite même de l’effervescence dans sa manière de saisir ou de donner à voir des rituels religieux. (1)
Étienne Chavannes, ainé d’une famille de huit enfants, est né le 15 juillet 1939, au Cap-Haïtien. Son père était spéculateur, achetant et vendant de grandes quantités de café et de cacao pour l'exportation. Sa mère était couturière. Il a fait ses études primaires au collège Marius Levy puis au Collège Oswald-Durand pour ses études secondaires. Il a acquis ainsi une éducation solide dans ces écoles de la ville du Cap-Haïtien. En 1964, à l’âge de 25 ans, il a commencé à aider son père dans ses activités commerciales. Il est devenu lui-même spéculateur, importateur et exportateur. Trois ans plus tard, en 1967, il a abandonné le commerce et est parti travailler pour le SNEM (Service National d'Éradication de la Malaria) à Petit-Goâve.
En 1970, Étienne Chavannes est revenu au Cap-Haïtien, attiré par l’idée de pratiquer la peinture. L’anecdote suivante illustre l’origine de son intérêt pour la peinture. « Un week-end, comme les autres jeunes capois, il s’est rendu au cinéma pour assister à un film. Il cherchait en vain, dans la salle, un siège pour s’asseoir. Un ami – l’artiste peintre Eugène Jean – l’a appelé pour lui offrir une place, à côté de lui. Celui-ci lui a appris, en cours de conversation, qu’il peignait des tableaux. Étienne Chavannes lui a demandé s’il pouvait acheter une toile de lui. Joignant le geste à la parole, il lui a immédiatement donné vingt dollars (20$), le prix de la toile. Comme Eugène Jean a pris du temps pour lui remettre le tableau, il allait souvent chez lui pour la lui réclamer. Étienne Chavannes raconte «Mais il ne m’a finalement jamais fait ce cadeau. Alors j’ai décidé de le peindre moi-même, ce fichu tableau. ». (2) Mais son ami a fait courir le bruit dans la ville qu’Étienne Chavannes voulait devenir peintre, et venait souvent copier ses sujets chez lui.
Piqué dans son orgueil, Étienne Chavannes s’est payé les services de deux apprentis du peintre Eugène Jean pour lui apprendre les premiers rudiments de l’art et il a fini par maîtriser certaines techniques. Chavannes, que son entourage appelait « Cha » …, concède volontiers que tout chez lui procède de l’orgueil. Ce jour-là, il a déjà plus de 20 ans, il acquiert des pinceaux, des pots, une toile, il ne sait rien faire, « même pas tracer », il se reprend cent fois, et développe cette manière insolite de considérer les corps entre eux comme un magma fluide, un fleuve flamboyant, un nuage d’êtres (2). Étienne Chavannes a commencé à peindre en autodidacte et il a réalisé sa première œuvre en 1971.
Certaines sources rapportent que Chavannes a étudié avec Philomé Obin en 1967, mais dans le livre «Three Visions» (3), il a affirmé toutefois avoir commencé à peindre en 1971, à son retour au Cap-Haïtien, après son passage dans le programme d'éradication du paludisme (SNEM). Il y a revendiqué Néhémy Jean comme mentor.
Sa vie de peintre a totalement changé à la suite de la rencontre de Néhémy Jean, critique d’art, galeriste et peintre reconnu, originaire de Limbé. En effet, sur les conseils de René Vincent qui avait vu une de ses toiles et qui l'avait encouragé à montrer cette œuvre à Néhémy Jean, Étienne Chavannes s'est rendu à Port-au-Prince. En voyant ce tableau, Néhémy s’est arrêté un instant pour constater «la présence de l’esprit dans cette œuvre». Il a acheté le tableau d'Étienne Chavannes tout en lui faisant remarquer que ce tableau manquait de lumière dans l’arrangement des couleurs. En outre, avant de lui remettre le chèque, il lui a précisé : «Tu deviendras un grand peintre, si tu travailles tes œuvres. Je n’ai jamais vu un tel esprit dans l’art.»
C’est ainsi qu’à partir de 1971, Néhémy Jean a pris Chavannes sous son aile et est devenu son principal conseiller. Il l’a guidé dans le choix des couleurs, les jeux d’ombres et de lumière, la composition. Étienne Chavannes s’intéressait particulièrement à la vie quotidienne, à la campagne, qu'il s'agisse d'un mariage, d'une parade maçonnique, de fêtes paroissiales, de manifestations, ou d'un match de football. Il a peint systématiquement des foules. Pour Legagneur, Étienne Chavannes «conjugue les motifs picturaux à caractère civique et historique ainsi que les slogans politiques à vocation mobilisatrice et agitatrice» (1).
La même année, en 1971, Étienne Chavannes rejoint le Centre d’Art de Port-au-Prince.
L’année 1978 sera une année marquante pour Étienne Chavannes qui a reçu une invitation du Brooklyn Museum pour participer à l’exposition historique (4) d’art haïtien au Brooklyn Museum de New York. Il s'y est rendu, accompagné par Néhemy Jean. Cela a marqué le début de son succès. Il sera dès lors présent dans la plupart des expositions d’art haïtien à l’international (France, l’Allemagne, Belgique).
En 1994, à l’invitation de Jonathan Demme, réalisateur américain et collectionneur passionné d’art haïtien, Étienne Chavannes a pris part à une exposition grandiose au «Ramapo College», (Mahwah, New Jersey). Cette même année, le Centre d’Art a acquis cinq tableaux d’Étienne Chavannes qui font aujourd’hui partie de sa collection permanente.
En 2005, Étienne Chavannes était au nombre des artistes haïtiens et congolais participant à l’exposition Peinture et imaginaire collectif du Congo-Kinshasa et d’Haïti, organisée par la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, dans le cadre du projet entre Haïti-Congo visant à confronter les imaginaires et les expériences des sociétés congolaise et haïtienne, à partir de la création plastique. La démarche de ce projet consistait à donner à voir aux uns ce que font les autres (exposer des œuvres, observer et écouter les réactions, et aussi, de provoquer des débats, mettre en contact des créateurs des deux pays, les porter à dialoguer, à échanger, à travailler ensemble).
En 2013, Étienne Chavannes a décidé de se retirer de la scène artistique et de ne plus peindre.
En 2018, enfin se réalise le vœu du peintre de 79 ans qui avait toujours souhaité une exposition individuelle au Centre d’art. Cette exposition-vente, en hommage à la carrière d’Etienne Chavannes, organisée du 12 au 30 juin 2018 en partenariat avec la famille Chavannes, a permis aux amateurs et collectionneurs d’art de découvrir et d’apprécier les œuvres d’Etienne Chavannes tant celles de la collection permanente du Centre d’art que celles de la collection personnelle de l’artiste. (5)
L’œuvre d’Étienne Chavannes
Chavannes est facilement identifiable comme peintre de l’École du Cap mais en même temps son style est unique, très personnel (6). «Je ne peins pas les choses comme je les vois avec mes yeux, mais comme je les vois avec mon esprit», dit-il. Gérald Alexis nous en dit:
Étienne Chavannes lui aussi originaire du Cap-Haïtien, ne fait aucune référence à sa contrée d’origine. Ses scènes se déroulent dans des lieux non identifiés, son intérêt premier étant de montrer des foules bigarrées. Le milieu est ici en bordure d’un espace urbain mais généralement, à l'inverse de ceux que l’on trouve à la campagne, ses marchés offrent des abris aux marchandes. Mais, ils sont ouverts et marchandes, acheteurs, animaux et badauds fourmillent. Tous ensemble apportent diversité à ses tableaux, comme dans la réalité ils rendent vivants ces lieux.
La peinture d’Étienne Chavannes est une peinture descriptive, dans la droite lignée des artistes de l’École du Cap. La foule y a envahi les scènes de vie à la capoise : fêtes paroissiales, mariages, funérailles, manifestations, événements sportifs, etc. Etienne Chavannes nous a donné à voir sa ville telle qu’il l’a vécue au quotidien, active et en mouvement incessant. Il a peint également des scènes d’histoire, de la fondation d’Haïti à la période duvaliériste. L’œuvre d’Étienne Chavannes, loin des qualificatifs naïfs qui ont pu y être associés, comporte une portée historique et sociologique profonde. D’après l’historien de l’art, Jean Hérard Legagneur, «Chavannes sait mieux capter la réalité et se saisir de la quotidienneté des gens que tout autre artiste de l’École du Cap. »
À travers ses œuvres, on a découvert la grande et la petite histoire d’un peuple. Dans sa peinture, Étienne Chavannes a ajouté quelque chose de singulier pour participer à son renouvellement. Toute l’histoire du peuple haïtien dans ses beaux jours comme dans ses moments de douleur.
«C’est un véritable travail d’historiographe qu’a réalisé l’artiste. Ainsi, des mariages, des défilés de francs-maçons, la Cérémonie de Bois-Caïman, Offrande à St Jacques, Offrande à Maman Jumeau, Première communion, Campagne de vaccination pour les enfants, Bassin Zim à Hinche, Combat de boxe, Gaguère, Rêve de tous, Révolte sur les quais, Football, Gonaïves contre le Cap en 1953, Match pour la paix [2004], etc. L’artiste a été à l’affût de tout «On-dit», de tout commérage, de toute scène au niveau de la population, le tout extrait de la vie courante à la capitale où il s’est établi avec sa famille ou de la ville du Cap qu’il n’a jamais sorti de son imaginaire, de son vécu personnel pour réaliser ses toiles que les collectionneurs haïtiens et étrangers s’arrachent. Par exemple, l’une de ses toiles Campagne de vaccination, est inspirée de sa vie professionnelle; à un certain moment, il a travaillé au SNEM, à Petit-Goâve. Il a marqué l’histoire nationale. Match pour la paix, 2004, la grande équipe du Brésil avec les Ronaldo a joué contre l’équipe haïtienne au stade Sylvio Cator, à l’initiative du président Brésilien Lula. Les toiles de Chavannes ont mis en lumière toute l’histoire sociale, politique et culturelle d’Haïti.»
Quelques unes des oeuvres d'Étienne Chavannes.
L’artiste nous touche avec sa pointe d’ironie, ses jeux de rythmes, ses thèmes populaires, en tant que regardeur. Il s’en dégage une certaine esthétique populaire que ses toiles sur les matchs de football annoncent, à grands cris, l’ouverture du Mondial 2018, en Russie. (8)
Les œuvres d’Étienne Chavannes enrichissent les collections du Wadsworth Atheneum in Hartford (Connecticut, États-Unis), du Waterloo Center for the of Arts (Iowa, États-Unis), et du New Orleans Museum of Art (Louisiane, États-Unis).
Source : Compilation Tet Ansanm pou Okap
Références
1) Jean-Hérald Legagneur. La peinture de Chavannes : entre consignation de la mémoire et agitation populaire. Conférence prononcée au Centre d’Art de Port-au-Prince, le 17 juillet 2018.
2) Arnaud Robert. Étienne Chavannes, peintre consacré à 80 ans.
3) Jonathan Demme (Editor). Haiti: Three Visions: Etienne Chavannes / Edger Jean-Baptiste / Ernst Prophete. , Kaliko Press, January 1, 1994, 93 p.
4) Cette exposition a été reprise en Haïti, en 1979, au Musée du Collège Saint Pierre.
5) Exposition-hommage à Étienne Chavannes : les racines sont profondes.
6) Gérald Alexis. Les peintres haïtiens. Paris : Édition Cercle d'art, 2000. 303 p.
7) Gérald Alexis. L’indigénisme haïtien : les marchés dans le paysage urbain. Le Nouvelliste, 24-01-2017.
8) Wébert Lahens. Le «Mondial» du peintre Étienne Chavannes. Le Nouvelliste, 15-06-2018.
9) Pour en savoir plus, visitez le site web du Centre d'art. Étienne Chavannes.