La Roche à l’Inde : Voyage au cœur d’un mystère précolombien (Compilation Tet Ansanm pou Okap)

Imaginez-vous marchant le long d’un sentier bordé de manguiers dans la vallée du Limbé, au nord d’Haïti. L’air est chaud, chargé du parfum de la terre humide après la pluie, et le murmure d’une rivière toute proche accompagne vos pas. Soudain, entre les rochers couverts de mousse et de lichen, apparaissent des gravures anciennes, profondément inscrites dans la roche. Vous êtes arrivé à la Roche à l’Inde.
Un site qui raconte l’histoire
La Roche à l’Inde est bien plus qu’un amas de pierres : c’est un livre ouvert sur le passé, écrit dans un langage de symboles, de spirales et de figures humaines stylisées. Les gravures semblent s’animer à la lumière changeante du soleil : les cercles et spirales captent les rayons, projetant des ombres qui donnent l’impression que les motifs respirent. Certaines lignes brisées semblent dessiner des chemins, comme des cartes anciennes menant vers des lieux rituels oubliés. Les habitants locaux racontent que, la nuit, sous la lumière de la lune, l’esprit des ancêtres veillait ici, et que le vent transportait parfois des chants anciens, échos des cérémonies d’autrefois.

Anecdotes et légendes locales
Les habitants de Limbé racontent que des enfants jouaient autrefois sur les roches gravées, traçant leurs propres signes, croyant entrer en contact avec les esprits des ancêtres. Certains récits évoquent même que les gravures changeraient légèrement de forme selon la saison, reflétant les cycles agricoles ou lunaires.
Une autre légende dit que ceux qui contemplent les spirales avec patience peuvent “voir le passé”, comme si les anciens habitants dansaient à travers le temps.
Une plongée sensorielle dans l’histoire
.Marcher sur le site, c’est sentir le granit sous ses mains, entendre le souffle du vent dans les arbres, et imaginer les cérémonies qui se déroulaient là il y a plusieurs siècles. Les gravures, à la fois abstraites et vivantes, ouvrent une fenêtre sur la cosmogonie, les croyances et la vie quotidienne des peuples précolombiens.

Importance culturelle et scientifique
La Roche à l’Inde n’est pas seulement un lieu d’étude archéologique. C’est un symbole de l’identité haïtienne, un lien avec les ancêtres et un témoignage vivant de la richesse culturelle de l’île. Les chercheurs continuent d’explorer ce site, qui pourrait avoir été un centre rituel, un lieu de mémoire ou même un “livre de pierre” racontant des histoires anciennes.
Premières recherches scientifiques : William H. Hodges (1979, 1984)
En 1958, William H. Hodges, médecin et missionnaire américain, découvre ce trésor. Hodges détaille plusieurs types de motifs. D’abord, des Figures géométriques (spirales, cercles, lignes brisées, motifs répétitifs), puis des représentations anthropomorphes stylisées et enfin, des symboles abstraits pouvant suggérer un langage ou une écriture symbolique. Pour Hodges, chaque gravure est intentionnelle, chaque motif raconte une histoire, et le site pourrait révéler les croyances et pratiques des sociétés précolombiennes. Elles sont gravées dans la roche de façon soignée, montrant un savoir-faire technique et une intention artistique affirmée. Il en déduit que ces représentations sont le témoignage direct d’une civilisation précolombienne présente sur le territoire haïtien avant l’arrivée des Européens. Elles participent à la reconstitution du patrimoine immatériel et matériel des sociétés amérindiennes des Caraïbes.
L’article écrit par Hodges en 1979 constitue une étape pionnière dans la documentation et l’étude de l’art rupestre précolombien haïtien. Il met en lumière un patrimoine souvent méconnu et invite à poursuivre les recherches avec rigueur scientifique et ouverture pluridisciplinaire. Cependant, le manque de datations précises et de contextes ethnographiques empêche d’aller plus loin dans l’interprétation complète des gravures, soulignant l’importance des recherches futures.
Clark Moore et l’inventaire des sites haïtiens
Clark Moore, archéologue et anthropologue américain, spécialisé dans l’archéologie des Caraïbes, notamment Haïti et la période précolombienne a collaboré dans les années 1980 et suivantes, soit plus de vingt années, avec le Bureau national d’ethnologie d’Haïti pour effectuer un inventaire archéologique comprenant notamment des sites d’art rupestre. Il a commencé ce travail avec le Dr Irving Rouse.
Moore a mené l’inventaire de près de 1 000 sites archéologiques en Haïti, dont la Roche à l’Inde, incluant des sites d’art rupestre, des grottes, des habitats précolombiens et des amas coquilliers. Ce travail a été numérisé avec Nils Tremmel, créant une base de données précieuse pour la recherche et la conservation du patrimoine haïtien.
Grâce à ses travaux numérisés, les chercheurs disposent aujourd’hui d’une base de données essentielle pour la préservation et l’étude des sites rupestres d’Haïti. En 2006, dans l’ouvrage, Rock Art of the Caribbean, en particulier dans le chapitre intitulé « The Rock Images of Haiti: A Living Heritage », Rachel Beauvoir-Dominique mentionne explicitement la Roche à l’Inde comme un site important d’art rupestre, avec ses caractéristiques et sa localisation en Haïti.
Daniel Mathurin et l’écriture mystérieuse
Les recherches publiques et interprétations de Daniel Mathurin autour de la Roche à l’Inde se concentrent surtout autour de 2012. Elles se manifestent par une interview (août 2012) et un article (octobre 2012), dans lesquels il développe ses hypothèses sur une écriture symbolique ancienne, remontant à une très haute antiquité.
En effet, en approfondissant l’étude du site, Daniel Mathurin observe que certaines gravures ressemblent à des symboles proto-cananéens, l’ancêtre des alphabets modernes. Mathurin remarque également que plusieurs motifs rappellent les vévés vaudous, ce qui laisse penser à une continuité culturelle ou à des influences symboliques partagées à travers le temps. Il identifie jusqu’à 14 éléments symboliques distincts, qui pourraient former un langage codé ou un système de communication ancien.

L’hypothèse du Dr Daniel Mathurin
Daniel Mathurin a avancé une hypothèse originale concernant l’origine de ces inscriptions. Selon lui, les symboles retrouvés sur la roche s’apparenteraient à une forme ancienne d’écriture proche du proto-cananéen — un système d’écriture millénaire reconnu comme l’ancêtre des alphabets modernes. Ce lien suggère des connexions culturelles avec les civilisations antiques du Levant, notamment celles de Toltèques, Ougarit et Byblos, situées aujourd’hui en Syrie et au Liban. Dans les propos recueillis par Pierre Clitandre dans un article du Nouvelliste, le chercheur explique l’importance de la Roche à l’Inde :
Les prémisses qui nous ont porté à mener des travaux relèvent du domaine de la linguistique. Les travaux de Morales, de Ramon Pané, de Labat, de Lucien de Rosny, de Jean Mazel, d’Onffroy de Thoron, de Bernardo Vega ont fait ressortir les anciens noms taïnos de divers sites de l’île et la langue parlée des Taïnos qui se sont révélés hébraïques.

Pour Daniel Mathurin, Christophe Colomb s’était fait accompagner de Juifs convertis s’exprimant en araméen et hébreux pour communiquer avec les Indiens qui s’exprimaient, dit-on, dans la langue de la Bible. Selon Simon Wisenthal, Colomb était à la recherche des 10 tribus perdues d’Israël. Fort de ce contexte linguistique des premiers habitants de l’île, il nous a fallu mettre en évidence leur système d’écriture, fait d’un mélange de pictogrammes ou dessins et de figures géométriques assimilées à l’écriture cunéiforme de Sumer, en Mésopotamie, l’actuel Irak. Les multiples inscriptions retrouvées sur cette stèle indiquent clairement qu’il s’agit d’une écriture se rapprochant de l’ancêtre de l’écriture, le proto-cananéen des Toltèques, d’Ougarit et de Byblos situées en Syrie et en Phénicie qui est l’actuel Liban. Il fallait donc démontrer que ce mélange de symbolismes ressemble au proto-cananéen ». (1)
Cette théorie remet en question les modèles traditionnels fondés sur l’africanisme en soulignant une possible influence antérieure à l’Afrique, ce qui pourrait transformer notre compréhension des échanges interculturels avant l’ère précolombienne.
Malgré son intérêt, cette hypothèse soulève plusieurs défis. La datation précise des gravures manque encore de certitude, et l’interprétation des symboles reste délicate en l’absence de corpus linguistique complet. Par ailleurs, la comparaison avec d’autres sites proto-cananéens est complexe en raison des différences de support et de contexte culturel. Ces difficultés appellent à une approche pluridisciplinaire mêlant archéologie, linguistique et anthropologie pour mieux comprendre ce patrimoine.
Le décès du Dr Daniel Mathurin en février 2013 met une fin brutale à ses recherches.
Conclusion
En somme, comme site archéologique, La Roche à l’Inde est d’une richesse exceptionnelle. Ce lieu abrite de nombreuses gravures rupestres, parmi lesquelles des dessins, figures géométriques et symboles qui témoignent de la présence d’une civilisation ancienne encore mal connue. L’étude de ces inscriptions soulève des questions passionnantes sur les origines culturelles et linguistiques des peuples précolombiens de la région.

Les travaux sur le site tant par Hodges que ceux du Dr Mathurin ont insisté sur sa protection et sa valorisation comme étant essentielles pour préserver la mémoire collective et renforcer l’identité culturelle haïtienne. En outre, le Dr Mathurin a mis en garde contre les risques liés à la mondialisation et à la perte progressive des traditions culturelles. La disparition de langues, de pratiques rituelles ou d’arts traditionnels est pointée comme une menace réelle pour la survie du patrimoine immatériel.
Ils rappellent le rôle central de l’UNESCO dans la protection de ce patrimoine, notamment par la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Ils invitent Haïti à s’engager pleinement dans ces processus, en développant des politiques de préservation adaptées.
Notes
Le proto-cananéen est reconnu comme l’ancêtre de l’écriture qui aurait donné naissance à presque toutes les langues.
Compilation Tet ansanm pou Okap
Références
1. Hodges, William, H. (1979). L’art rupestre précolombien en Haïti. Conjonction, Revue Franco-Haitienne, 143 : 5-34. Port-au-Prince, Institut Français d’Haïti
2. Beauvoir-Dominique, Rachel. The Rock Images of Haiti: A Living Heritage, dans Rock Art of the Caribbean. University of Alabama, 2009.
3. Mathurin, Daniel. . Interview dans Kiskeya, l’île mystérieuse.
4. Clitandre, Pierre. . Patrimoine / Roche à l'Inde : un trésor à ciel ouvert au nord d'Haïti. Le nouvelliste, 2 octobre 2012.