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Femmes

Cincinnatus Leconte et Reine Joséphine Laroche (Charles Dupuy)

Cincinnatus Leconte était le descendant de Pierre-Mary Leconte, un colon bordelais qui s’était «mésallié» en épousant Geneviève, une africaine de race arada. Curieusement, il était aussi l’arrière-petit-fils de Jean-Jacques Dessalines. Son père, Cinna Leconte, était ce révolutionnaire malchanceux qui disait avoir repris l’épée de l’empereur, son aïeul, afin de conduire le peuple haïtien sur le chemin du bonheur et de la prospérité. Après un raid infructueux contre les places fortes du Cap, Cinna Leconte devait tristement finir devant le peloton d’exécution dans la cour intérieure de l’Arsenal. C’était en mars de l’année 1874. Peu après ce drame, Cincinnatus, qui atteignait tout juste ses vingt ans, se rendait en Allemagne afin d’étudier à l’Université Gutemberg de Mayence. Quelques années plus tard, il revenait au Cap avec un beau diplôme d’ingénieur-architecte. À l’âge de 26 ans, alors qu’il était chef de bureau à la douane du Cap, il rencontra Reine Joséphine Laroche. Reine était l’épouse divorcée de Pierre Bellomont Duvivier dont elle avait eu deux enfants, deux filles, Lucie et Ornellie. Les deux amants ne surent pas résister bien longtemps aux aspirations de leurs cœurs et célébrèrent leurs épousailles, au Cap, le 17 décembre 1880. Reine était de cinq ans l’aînée de son second mari. Ce dernier, qui était sans descendance, adoptera les deux enfants de sa femme et les élèvera comme les siennes.

Après son mariage, Cincinnatus décrochait le contrat pour la construction du pont Hyppolite. Cela l’auréola d’une si brillante réputation qu’il se lança résolument dans les affaires et, en quelques d’années, il se retrouva à la tête d’une fortune considérable. Alors que, absorbé par mille activités, Leconte ne consacrait son temps qu’à ses entreprises industrielles dans une ville à l’époque en pleine reconstruction, Reine Joséphine, sa femme, rêvait des plus hautes destinées pour son mari. De manière insistante, elle le poussait à s’engager dans la carrière politique, nourrissait le secret dessein d’en faire un jour le président de la République.

Le 11 septembre 1885, tout juste après son élection comme député de Saint-Michel de l’Attalaye, sa ville natale, Leconte décida avec son ami Hammerton Killick de prendre la tête d’une conspiration et d’attaquer le bureau du commandant de l’arrondissement du Cap. Ce commandant de l’arrondissement n’était nul autre que le général Tirésias Simon-Sam, le futur président de la République. Question de vérifier si ce que l’on racontait un peu partout en ville avait quelque fond de vérité, Simon-Sam envoya son gendre, M. Guillaume Grandjean, rencontrer Leconte dans son «caille-café». Au cours de la visite, alors que pas moins de cinquante conjurés se trouvaient dissimulés dans les chambres de l’étage, Leconte, mine de rien, écarta du revers de la main tous ces racontars insensés, parla de choses et d’autres, bref, donna si bien le change que l’on ne pouvait que difficilement croire qu’il fût vraiment le fomentateur d’une quelconque machination politique. Mais il en fallait plus que cette preuve de grand sang-froid pour endormir les soupçons de Simon-Sam qui, par précaution, camoufla deux canons juste devant l’Hôtel de l’arrondissement et resta toute la nuit avec ses hommes de troupes pour monter la garde. Quand Leconte arriva à la tête des conspirateurs pour lancer l’attaque, il fut accueilli par le feu nourri des soldats qui le mirent en déroute. Heureusement que Reine Joséphine, celle qui avait manigancé toute cette affaire de complot s’était montrée assez prudente pour prévoir une ligne de retraite dans l’éventualité d’un échec. Cincinnatus se replia avec ses hommes en catastrophe sur la plage de Rival où l’attendait le canot d’un navire à bord duquel il partit à destination des Îles Turques.

Quelques années plus tard, Simon-Sam accédait à la présidence de la République et faisait appel à nul autre que Cincinnatus Leconte pour lui remettre les portefeuilles de l’Agriculture et des Travaux publics. Alors que le ministre Leconte s’occupait à restaurer les bâtiments du lycée Pétion, à inspecter les ponts et chaussées ou bien encore les nouvelles voies ferrées, sa femme ne démordait pas de son vieux projet consistant à faire de son mari le président de la République d’Haïti. Chaque année, elle accomplissait un long pèlerinage qui lui faisait traverser la frontière pour se terminer à l’autre bout de l’île, devant la Vierge Altagracia de Higuey, Vierge aux pieds de laquelle elle s’agenouillait avec dévotion pour lui adresser ses plus ardentes prières, pour que s’accomplisse son vœu le plus cher, celui de voir son mari bien-aimé accéder à la première magistrature de l’État. Le 15 mai 1902 elle faillit assister à la réalisation de ses plus belles espérances. À la fin du mandat de Simon-Sam, en effet, les députés et sénateurs réunis en assemblée allaient tout probablement élire Cincinnatus Leconte à la présidence quand des émeutiers armés jusqu’aux dents dispersèrent les électeurs, semant la panique à Port-au-Prince, déclenchant la guerre civile et ruinant du même coup tous les beaux espoirs de Reine Joséphine.

Cincinnatus fut contraint une fois de plus à l’exil et, pire encore, sera condamné par contumace pour enrichissement illicite lors du fameux procès de la Consolidation. Tous ses espoirs politiques semblaient cette fois bel et bien anéantis. À la chute de Nord-Alexis, il revint au pays et reprit tous ses droits de citoyen après avoir dédommagé l’État haïtien comme l’avait exigé le président d’alors, Antoine Simon. En 1911, il prenait la tête d’une forte armée de rebelles cacos qui, partie de Ouanaminthe, mit Antoine Simon en déroute et lui ouvrit toutes grandes les grilles du Palais national.

Moins d’un mois après l’arrivée triomphale de Leconte à Port-au-Prince, Reine Joséphine se rendait en visite officielle au Cap-Haïtien. À sa descente du bateau, elle fut accueillie sur le quai par la magistrature municipale, les autorités religieuses, les délégations de fonctionnaires et, bien entendu, par les journalistes et la foule des curieux qui ne manquèrent pas de montrer leur étonnement lorsque la fanfare municipale exécuta pour la circonstance l’hymne national, un honneur exclusivement réservé au chef de l’État. Reine Joséphine serrait les mains qui se tendaient à droite et à gauche, écoutait les requêtes des uns et des autres, entrait si bien dans son rôle de femme d’autorité que l’on se demandait en chuchotant si l’on n’avait pas trouvé en elle une sorte toute particulière de co-présidente, une espèce de chef d’État en second. On se rappela alors qu’elle était la fille d’Évariste Laroche, un vieux routier de la politique qui fut l’aide de camp du général Jean-Louis Pierrot avant de devenir le bras droit du président Salomon et son indispensable ministre de l’Intérieur.

Dans la semaine suivant cet accueil triomphal, le 25 octobre 1911, Reine Joséphine mourait après une courte indisposition. Le public ne tarda pas à juger sa mort suspecte et à suggérer qu’elle avait été empoisonnée. On se souvint tout d’un coup qu’elle avait acheté des ramiers d’un marchande ambulante et qu’elle fut trouvée morte peu après les avoir mangés. Suivi des grands dignitaires de l’État, de sa maison militaire et des membres de sa famille, le président Leconte se rendit au Cap afin d’assister aux funérailles de sa femme. Presque immédiatement après les obsèques, il regagnait la capitale. À tous les témoins de son chagrin qui voulaient le retenir plus longtemps dans la ville il répondait: «Je viens de remplir un devoir privé, un devoir public plus important encore me réclame.»

Le Palais avant l'explosion de 1912
Le Palais avant l'explosion de 1912

Un an plus tard, le 12 août 1912, le président Leconte mourait à son tour après l’explosion du dépôt de poudre entassé dans les caves du Palais. Leconte qui, grâce à son sens élevé du bien public était devenu un président extrêmement populaire, sera considéré comme la victime sacrificielle d’un complot antinational. Laissant libre cours aux hypothèses les plus folles, le peuple désespéré cherchait des coupables partout. Une partie de l’opinion pensait avoir de sérieuses raisons pour accuser les petits commerçants levantins. D’autres y voyaient la main des espions dominicains, alors que certains qui se prétendaient bien informés, soutenaient que Leconte avait été secrètement enlevé pour être assassiné dans les environs de la capitale, l’explosion du Palais n’ayant servi qu’à camoufler le forfait criminel de ses meurtriers. Ceux qui se souvenaient de sa lettre circulaire du 15 mars 1912 adressée aux commandants d’arrondissement qui inaugurait officiellement la lutte antisuperstitieuse de son administration crurent voir dans la mort du président le résultat d’un mystérieux maléfice. Scrupuleusement attaché aux devoirs de la religion, le premier soin de Leconte en entrant au Palais ne fut-il pas de faire exorciser l’édifice de même que cette fameuse chapelle de la Sainte-Famille érigée par Antoine Simon qu’il accusait de l’avoir fait construire dans l’unique but d’y accomplir des cérémonies vaudouesques.

La présidence de Leconte n’aura duré que cinquante et une semaines, mais le souvenir qu’il laissa fut tel qu’on le considère généralement comme l’un des meilleurs chefs d’État de toute l’histoire de la république. Après l’explosion du Palais et la mort de Leconte, les intimes de la famille se souvinrent que dans les prières qu’elle adressait à la Vierge Altagracia de Higuey, Reine Joséphine demandait que son mari devienne président ne serait-ce que pour un an et dut-elle ne pas voir son vœu se réaliser. Leconte régna pendant tout juste un an et Reine Joséphine est morte dans les premières semaines de sa présidence. Elle aura donc été exaucée.

Charles Dupuy

coindelhistoire@gmail.com (514) 862-7185

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