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Nord Alexis et le Procès de la Consolidation (Charles Dupuy)

Né en 1818, au Cap Henry, sous le règne de Christophe, fils d'un grand dignitaire du royaume d'Haïti, Pierre Nord Alexis fut inscrit comme page à la Cour du palais Sans-Souci. Comme c'était là une pratique commode pour le roi qui plaçait ainsi sous sa protection ses enfants naturels, certains affirmeront que Nord Alexis n'était rien de moins que le fils d’Henri Christophe. Une hypothèse qui n'est peut-être pas tout à fait farfelue après tout...

Au moment où il s'impose comme président de la République, Pierre Nord Alexis avait participé à titre de général à presque toutes les guerres civiles qui tourmentaient la vie nationale de l'époque. Il avait acquis une solide réputation de fin stratège, et on le reconnaissait habituellement comme le meilleur chef de guerre haïtien.

En plus des fonctions politiques et militaires qu'il exerçait, Nord-Alexis était un grand propriétaire terrien et un riche homme d'affaires qui, au sommet de sa prospérité, s'était fait construire au Cap une résidence dont l'architecture s'inspirait des hôtels particuliers les plus cossus de la région parisienne. Nord-Alexis était riche d'un capital énorme, d'un héritage qu'il s'était employé toute sa vie à faire fructifier, et dans sa conception des affaires politiques, les détournements de fonds publics, les gains illicites, le vol représentait le plus grand crime contre la nation.

Il n'est donc pas étonnant que c'est la lutte à la corruption qui marquera le plus la présidence de Nord-Alexis. Après la découverte de ténébreuses irrégularités dans les effets comptables du ministère des Finances par le commissaire Thimoclès Lafontant et les ahurissantes révélations produites par Alexandre Lillavois dans une série d'articles parue dans Le Nouvelliste, le gouvernement engagea immédiatement les procédures administratives afin d'établir les bilans vérifiés de la gestion économique de Tirésias Simon Sam, et ordonna une enquête sur les agissements douteux des hauts fonctionnaires lors de la consolidation de la dette flottante de 1897.

Le ministre des Finances, Edmond de Lespinasse, jugé trop timoré dans la conduite de l'affaire, pour avoir reconnu devant les parlementaires et ne pas entrevoir l'intérêt et l'urgence d'accuser les responsables fautifs de spéculation et d'abus de privilège, fut immédiatement contraint par le président de remettre sa démission.

Les rapports du tribunal d'instruction criminelle et de la commission spéciale d'enquête arriveront bien assez tôt d'ailleurs pour confirmer l'émission massive de bons frauduleux et divulguer les pratiques de malversation de l'ex-président Tirésias Simon Sam, de la haute administration de la Banque nationale d'Haïti, de certains anciens ministres, sénateurs, hauts fonctionnaires et aussi de plusieurs grands commerçants étrangers. Les révélations accablantes et scandaleuses de l'affaire des bons consolidés suscitèrent l'indignation de la presse d'opinion, et le procès auquel il donna lieu restera le plus sensationnel dans les annales judiciaires haïtiennes.

Le Procès de la consolidation souleva la curiosité et la colère du peuple de Port-au-Prince qui se rendit tellement nombreux aux audiences des assises criminelles, que la police et l'armée durent mobiliser d'énormes effectifs, prendre des mesures extraordinaires de sécurité afin d'assurer la protection des accusés. Pour la première fois, le grand public pouvait designer du doigt les fraudeurs, les prébendiers, les administrateurs corrompus, les grands coupables de la faillite de la caisse de l'État, dont le commissaire du gouvernement, maître Pascher Lespes, fustigeait les turpitudes avec une éloquence emphatique et des effets de style qui portaient à fond. Maître Lespes s'attaqua tout particulièrement à la Banque nationale qui, «depuis sa création, disait-il, pareille à la pieuvre, pompe notre sang, c'est-à-dire notre or avec ses tentacules, et n'aurait pas manqué de fournir des généraux à cette légion du vice et de la corruption [il pointe les consolidards] dont chaque être taré qui la compose pue le crime par toutes les pores. »

Immédiatement après l'arrestation des prévenus dans le courant du mois de juin 1903, les grandes puissances comme la France et l'Allemagne, envoyaient leurs bateaux de guerre rôder dans le golfe de la Gonâve pour intimider le gouvernement haïtien et obtenir la libération de leurs ressortissants inculpés dans cette grossière affaire de fraude financière. Selon le Quai d'Orsay par exemple, les employés français de la Banque nationale ne relevaient aucunement des lois haïtiennes et, par conséquent, n'avaient pas à rendre compte de leurs actes malhonnêtes au gouvernement de Port-au-Prince. Malgré ces rodomontades, Nord-Alexis garda sa rigueur intransigeante et alla jusqu'au bout de ce procès qu'il voulait pédagogique contre les dilapidateurs des deniers nationaux.

Le 25 décembre 1904 enfin, au terme de ce procès retentissant, le jury condamnait plusieurs anciens ministres et les directeurs français de la Banque nationale aux travaux forcés pour faux, usage de faux, vol et recel. Dans une lettre envoyée à son secrétaire d'État, le ministre plénipotentiaire américain Powell reconnaissait qu'«aucun reproche ne peut être fait au gouvernement quant à la conduite du procès. Le procès était absolument équitable et impartial.» Une opinion largement partagée d'ailleurs par les journalistes étrangers, les représentants de la cour d'appel de Paris et par tous les diplomates accrédités en Haïti.

Parmi les plus célèbres consolidards se trouvaient le directeur de la Banque nationale d'Haïti, le citoyen français Joseph de la Myre-Mory ainsi que ses employés Georges Ohlrich, Rodolphe Tippenhauer, Poute de Puybaudet et Anton Jaegerhuber; les membres de la famille de l'ex-président Tirésias Simon-Sam, sa femme Constance, (une nièce du président Salomon), leurs fils Lycurgue et Démosthène, que l'opinion accusait, à tort ou à raison, d'avoir détourné 12 millions et demi de francs or; enfin les sénateurs et anciens hauts fonctionnaires Frédéric Bernardin, Gédéus Gédéon, Edmond Défly, Pourcely Faine, Admète Malebranche, Fénelon Laraque, Herard Roy, (acquitté) Saint-Fort Colin, François Luxembourg-Cauvin, Cincinnatus Leconte, Tancrède Auguste et Vilbrun-Guillaume-Sam.


La classe politique haïtienne et les grands financiers étrangers ne pardonneront pas à Nord-Alexis la ténacité et le courage qu'il a démontré durant l'affaire de la Consolidation, ils ne lui feront jamais grâce d'avoir fait garrotter les pillards des fonds publics avant de les mettre devant le tribunal correctionnel pour subir leur procès.

Le civisme intraitable de Nord-Alexis, son sens implacable de la justice et de l'honneur, lui vaudra le tir groupé des avocats de la défense des consolidards, des politiciens condamnés et de certains intellectuels acrimonieux qui traceront un portrait assez peu flatteur du premier président haïtien ayant eu l'audace de rompre avec la tradition de complaisance à l'endroit des fonctionnaires corrompus. Ils se vengeront très férocement contre celui qui tentait d'imposer un nouveau contrat moral dans l'administration des affaires, en le décrivant comme une bête fauve, un animal sauvage, un fossile dégénéré, un militaire consumé par l'ambition et l'orgueil, un dictateur ignorant, une brute sans âme. Nord-Alexis aura donc été payé par l'ingratitude des historiens. Pourtant, le président réagissait simplement en homme de qualité et à la probité irréprochable qui n'attendait pas moins des grands responsables publics.

Charles Dupuy

Références

Lire aussi :

1.Comprendre le procès de la consolidation dans l'histoire d'Haïti.

2. Le procès de la consolidation : un précédent historique.