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Quand le sénateur Pouget dénonçait la Convention d’occupation (Charles Dupuy)

Louis-Édouard Pouget est né en pleine mer à bord d’un bateau de la marine de guerre haïtienne. C’était le 6 juin 1870. L’enfant grandira au Cap-Haïtien à la rue du Hasard (rue-8) dans cette vaste et belle maison qui, aujourd’hui, abrite le consulat dominicain. Ses parents étaient des négociants exportateurs aux affaires prospères qui choisirent d’envoyer l’adolescent parfaire son éducation en Allemagne. De retour au Cap, il est aussitôt engagé comme professeur de mathématiques et de philosophie au Lycée Philippe-Guerrier. En 1896, il est nommé secrétaire de légation à Berlin et, l’année suivante, il deviendra le chargé d’affaires d’Haïti dans cette capitale.

Homme charmant, cultivé, polyglotte, Louis–Édouard Pouget était doté d’un talent oratoire qui fera bientôt de lui l’un des plus redoutables ténors de toute l’histoire du parlementarisme en Haïti. En 1905 il était élu député du Cap-Haïtien. Nommé plus tard inspecteur financier de la douane du Cap, il profite du passage du président Antoine Simon pour délivrer un discours si éblouissant que celui-ci le ramène presque de force dans la capitale pour en faire son secrétaire d’État des Finances. Moins de trois mois plus tard, le 20 juin 1910, il remettait sa démission.

Il entre au sénat de la république en 1914. À cette époque, l’opinion informée et toute la classe politique redoutaient la «fatalité historique», autrement dit la menace d’une occupation américaine imminente. Le massacre de la Prison centrale de Port-au-Prince et le lynchage du président Guillaume-Sam fourniront à l’amiral Caperton la justification inespérée du débarquement de ses Marines à Bizoton.

Après l’élection du président Sudre Dartiguenave, Washington refusa de reconnaître son gouvernement tant que le projet de Convention d’occupation d’Haïti n’aura pas été ratifié par les Chambres législatives. Signée le 16 septembre 1915 par le ministre Louis Borno et le chargé d’affaires américain Deadle Davis, cette Convention prétendait aider Haïti à développer ses ressources pour une durée de dix ans. Il restait au ministre Borno de la faire ratifier par les deux Chambres. Approuvée presque sans histoire par les députés, il restait maintenant à gagner l’adhésion des sénateurs.

La séance au cours de laquelle les sénateurs devaient débattre de la Convention d’occupation, attira au Palais législatif la foule des grands jours. Ce matin du 12 novembre 1915, elle envahissait les galeries, la cour, les jardins, s’accrochait aux fenêtres, s’agglutinait dans la salle de délibération de la Chambre des députés où exceptionnellement, se réunissaient les sénateurs. Les ministres, conduits par le flegmatique Louis Borno avec son éternel pince-nez, venaient convaincre les sénateurs de voter en faveur du Traité. Borno avait son credo. Il était très fermement convaincu que seuls les Américains pouvaient aider à la reconstruction d’un État haïtien prospère, stable et pacifié. Il avait même publiquement déclaré que le pays n’avait le choix qu’entre «la disparition définitive dans l’abjection, la famine et le sang, ou la rédemption avec l’aide des États-Unis».

Après quelques discours sans couleur des sénateurs nationalistes opposés au projet, voici un mulâtre au faciès asiatique qui gravit posément les marches de la tribune, c’est le sénateur Louis-Edouard Pouget, le rapporteur de la commission sénatoriale chargée d’examiner le projet de Convention. Tribun d’expérience, Pouget commence lentement, se réchauffe en mesurant son débit, en ajustant sa voix, puis son ton monte, ses phrases s’enchaînent avec une logique persuasive, cohérente, rationnelle. En un moment, il hypnotise et subjugue la salle. Pouget reviendra ainsi cinq fois à la tribune pour tenter de persuader ses collègues qu’un vote pour la Convention reviendrait à commettre une erreur d’ampleur historique, signifierait la fin de la République d’Haïti qui perdrait le libre exercice de ses facultés d’État souverain. Pouget s’oppose à cette Convention, ce dispositif juridique pervers, ce leurre funeste contenant tous les inconvénients d’un protectorat et aucun des avantages relatifs de l’annexion. Il exprime son refus de livrer le pays aux puissances du capital financier, il dit préférer l’annexion au protectorat parce que «ce n’est pas la question d’humanité ni d’ordre qui ont amené leur débarquement ici, [...] ils sont ici en vue de leurs intérêts». Pour lui, l’annexion comporte des responsabilités et des engagements économiques que les Américains n’accepteront pas puisqu’ils veulent occuper Haïti aux frais des Haïtiens.

De manière pathétique, Pouget fait appel au sens politique des ministres, les invite à se montrer responsables et puis enfin il laisse entendre que pour avoir étudié en Allemagne, et non en France à la différence de certains fonctionnaires, il possède davantage la réflexion pragmatique. Borno qui se sent visé, rétorque alors que le sénateur Pouget n’a que «le monopole de la phraséologie empanachée et des déclarations sonores!» Toutefois, malgré les répliques grinçantes du ministre Borno, l’assistance se laisse de plus en plus séduire par la verve énergique de l’éblouissant sénateur Pouget qui, à chacune de ses interventions, la laisse pensive et muette d’émotion. Au cours d’un de ces longs silences où Pouget marquait tous ses points, le ministre de l’Agriculture, Jean-Baptiste Dartigue, se précipite à la tribune pour faire miroiter la manne des investissements américains qui allait bientôt pleuvoir sur le pays, agiter le spectre des armées cacos et les méfaits des guerres civiles. Pendant les vigoureux applaudissements qui saluent son intervention, Stephen Archer, le président du sénat demande le vote: «pour assis contre debout». Sur les trente-six sénateurs présents, dix seulement se levèrent. Et c’est ainsi que le 12 novembre 1915, après sept longues heures de délibérations, le Sénat haïtien adopta la Convention d’occupation.

Farouchement opposé à l’Occupation, Pouget, ce vieux compagnon de route de Rosalvo Bobo luttera aux côtés de Georges Sylvain dans l’Union patriotique, écrira dans La République et fondera même un journal de combat, La Poste, ce qui lui vaudra un tour de prison en 1926. Nommé ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire d’Haïti à Berlin en 1931, c’est à Niederfinow, un tout petit village allemand que, le 29 mars 1934, mourut le vaillant et fier sénateur Louis-Édouard Pouget. Il était alors âgé 64 ans.

Charles Dupuy