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Histoire

Barrière-Bouteille, porte d’entrée de la dignité des nègres : Partie 2 (Marc Sévère)

Nous présentons ici le deuxième volet de l’article sur Barrière-Bouteille. Alors que le premier volet s’est attardé à décrire Barrière-Bouteille, le monument, la place-forte sous la colonie, la porte d’entrée principale de la ville du Cap, le théâtre de plusieurs évènements historiques majeurs de la colonie jusqu’à nos jours. Ce second volet fait plutôt ressortir le rôle que Barrière-Bouteille a joué dans notre histoire, à la période coloniale, en particulier durant la guerre de l’Indépendance. (Note de la rédaction)

La signification de certains lieux historiques, quand elle n’a pas été oubliée ou ignorée, est bien souvent déformée. Alors qu’en France, le mot « Vertières » a été banni du vocabulaire français (1) pour ce qu’il rappelle, la défaite du « Tout-puissant » Napoléon par une armée de « va-nu-pieds », en Haïti, pendant longtemps, des années après 1804, Vertières n’avait que peu d’importance pour les Haïtiens. Il fallut attendre 1954 pour redonner à cet endroit sa vraie valeur historique. Sous l’impulsion du gouvernement d’alors, la bataille du 18 novembre 1803 a été reconstituée avec l’aide des soldats de l’armée et de la population. Vertières n’est pas le seul lieu historique à connaître ce destin. C’est aussi à cette même occasion que Barrière-Bouteille retrouva son auréole. Avec l’ajout d’une troisième guérite, le monument peint en jaune, est devenu le monument symbolique que nous connaissons, dédié à la mémoire de nos héros qui ont connu l’apothéose pour la première fois dans cette longue lutte pour la liberté.

Notre guerre de l’Indépendance qui a marqué l’histoire de l’humanité semble nous avoir jeté un sort. Un sort bien calculé et entretenu par les anciens et les nouveaux maîtres. Nous avons perdu confiance en nous-mêmes et tout ce qui vient des étrangers retient notre attention et s’impose comme référence. C’est ainsi que notre destinée ne nous appartient plus. Nous avons peur de glorifier nos héros. Notre système de valeurs ne reflète plus notre réalité. La beauté, le bon, le bien, la moralité… sont définis par d’autres.

Barrière-Bouteille, endroit stratégique du point de vue militaire, seule voie terrestre pour entrer dans la ville du Cap, était durant la colonie toujours bien protégée par des forteresses et principalement par le fort Bélair situé à 300 mètres de là. Face à une telle défense, tout attaquant était obligé d’emprunter d’autres voies, par les mornes ou par la mer.

La ville du Cap est ainsi naturellement protégée. Elle est entourée de hautes montagnes au nord, au sud et à l’ouest. À l’est, c’est la mer. Militairement parlé, tout avait tout prévu pour la défense de la cité. Des forts sillonnaient les montagnes environnantes, les Forts Bréda, Champin, Vertières, Charrier, Jeantôt… et par la mer, les forts Picolet, Vigie, Magny et Saint-Michel étaient préparés pour empêcher un navire ennemi d’entrer dans la baie du Cap. Si un bateau de guerre s’y aventurait, il avait à faire face à une série de fortifications, de grosses murailles faites en pierre, tout le long du bord de mer. Entre ces murs fortifiés prenaient place des obusiers. L’attaquant serait plus tenté de mettre ses forces sur la voie terrestre donnant un accès rapide à Barrière-Bouteille. C’est pourquoi Leclerc, conscient de tous ces obstacles, avait choisi d’abord le nord-est, principalement Fort-Liberté, pour débarquer ses premières troupes.

Pour ceux qui connaissent le Cap, ils pourraient penser que, l’autre alternative aurait été de passer par le pont, anciennement le pont Hyppolite, celui-ci n’existait pas sous la colonie. En plus des forteresses qui s’y trouvaient, la topographie du terrain pour un déploiement militaire n’était pas idéale, car il fallait traverser plusieurs rivières dont celle du Haut-du-Cap par le bassin Rodo (Haut d’eau) pour pouvoir entrer dans la ville. Le Bassin était proche de Barrière-Bouteille. Tout détachement ennemi allait ainsi être pris pour cible par les forts aux alentours. Aucune armée avec des chefs lucides à sa tête ne s’y risquerait pas.

D’où l’importance de Barrière-Bouteille dans les différentes batailles autour de la ville du Cap. Et ce, Dessalines l’avait bien compris. Lors de la bataille de Vertières, l’une des mesures qu’il avait prises fut de demander à Capoix-La-Mort d’occuper Barrière-Bouteille après le passage des troupes françaises en direction de Vertières. Ainsi les renforts seraient bloqués et tout recul vers la ville du Cap connaîtrait une forte résistance.

Quand le général en chef, Victor Emmanuel Leclerc, beau-frère de Napoléon entra dans la ville du Cap, en cendres, il se rappelait encore des idéaux du premier consul Bonaparte qui était de rétablir le système esclavagiste. Il rebâtit rapidement le Cap qui devint le « Paris » de St-Domingue.

Au Cap-Français, les habitants d’origine française jouissaient d’une vie privilégiée. Plusieurs d’entre eux avaient une activité économique très prospère. La paix y régnait. Divers régiments fraîchement débarqués étaient allés renforcer les garnisons dans les forts autour du Cap. Dans la ville même, des militaires y vivaient. La présence de ces derniers mettait en confiance les colons qui se croyaient à l’abri de toute rébellion. De plus, Barrière-Bouteille était toujours fortement gardée et les entrées et sorties de ses habitants étaient contrôlées.

Il n’était pas facile de comprendre le jeu du commandant en chef, le général Leclerc, qui avait pour ordre de rétablir l’esclavage. Des généraux de l’armée indigène occupaient encore de hautes fonctions dans la hiérarchie militaire. De temps à autre, Leclerc les recevait dans la ville du Cap, Christophe rencontra Leclerc au Haut-du-Cap. Dessalines en fit de même plus tard. Mais, malgré la soumission de certains généraux de l’armée indigène à Leclerc, l’insurrection gagnait du terrain dans plusieurs régions du pays, avec la complicité de ces derniers.

Napoléon Bonaparte, qui suivait de près la situation dans la colonie, avait finalement des doutes sur la réalisation de son rêve : refaire de St-Domingue une colonie française avec une société esclavagiste comme avant la révolte de Bois-Caïman. Napoléon, qui voulait déjà mettre un frein à la révolution française, transposa sa colère à St-Domingue. Il transforma la lutte de classes en une lutte de races, dans la colonie. Cette décision entraîna l’union des noirs et des mulâtres. Le Cap-Français fut transformé en une véritable prison où les gens de couleur furent incarcérés pour être plus tard massacrés et noyés. 1200 soldats de l’armée indigène, soumis à Leclerc, furent désarmés et précipités à l’eau tout près de Barrière-Bouteille.

La révolte s’approchait de la capitale de St-Domingue, le Cap-Français. Les premiers boulets tombèrent sur les forts entourant la ville. Les insurgés furent obligés de prendre le chemin des mornes, car l’entrée principale, Barrière-Bouteille était fortement protégée par des garnisons à Vertières, la butte Charrier et le fort Pierre-Michel.

Le général Donatien de Rochambeau devenu après la mort de Leclerc le commandant en chef de l’armée française à St-Domingue, qui ne s’attendait pas à une avancée aussi rapide des troupes indigènes, fut surpris. Il quitta le Cap avec une armée d’environ 5000 soldats et se rendit à Vertières. En traversant Barrière-Bouteille, le fougueux Commandant, issu d’une famille de militaires, fort de ses expériences dans les conquêtes en Europe aux côtés du premier consul Napoléon Bonaparte, laissait croire à tous ceux qu’il croisait, qu’il est sorti de la ville pour aller donner une leçon à cette armée de « va-nu-pieds », de brigands formés de noirs et de mulâtres. De cette arrogance, Barrière-Bouteille fut un témoin important.

Les soldats français, mieux armés que les soldats de Dessalines ne purent pas, malgré tout, résister aux assauts des soldats indigènes qui luttaient pour leur liberté. Rochambeau ne put pas faire venir des renforts de la ville du Cap, Dessalines ayant demandé à Capoix-la-Mort d’envoyer une garnison prendre le contrôle de Barrière-Bouteille afin d’isoler les troupes françaises. Selon l’historien Thomas Madiou, (2) cette manœuvre qui sera en partie exécutée par Capoix amènera la capitulation du Cap.

…Et l’incroyable arriva. Cette bataille, la dernière, donna la victoire aux troupes indigènes.

Plusieurs historiens sont d’avis qu’il n’y eut ni vainqueurs, ni vaincus. Curieuse conclusion! Après de longues négociations, le Général Rochambeau, retraversa Barrière-Bouteille avec ses troupes désarmées, dépenaillées, démoralisées, avec l’ordre de Dessalines de quitter Saint-Domingue dans moins de dix jours. Barrière-Bouteille en fut témoin.

Barrière-Bouteille aura été ainsi témoin de l’entrée triomphale des armées noires et mulâtres dans la ville du Cap. Quelle surprise! Incroyable mais vrai. Selon les historiens, pour la première fois, «les maîtres deviennent esclaves et les esclaves deviennent maîtres». C’était la meilleure image de décrire ce grand évènement pour un historien. Des esclaves noirs qui rentrent en maîtres dans un territoire réservé uniquement aux colons blancs. Ils venaient de montrer au monde entier, que les Noirs veulent vivre en liberté, que celle-ci ne doit pas être l’apanage d’un groupe d’hommes, en raison de la couleur de leur peau ou de leur vision de l’humanité.

Légitimement, le monument de la liberté pour tous, se trouve en Haïti, à Barrière-Bouteille.

Marc Sévère, Juillet 2020

Sources :

1. C.L. R. James. Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et la Révolution de Saint- Domingue. Paris, Éditions Amsterdam, 2017.

2. Thomas Madiou. Histoire d’Haïti, tome 3, 1847, p. 85.

3. Gérard Montès. Dessalines face à l’armée de Napoléon Bonaparte. Montréal, Éditions Sorhica, impression 2006.

4. Dr J.C. Dorsainvil. Histoire d’Haïti. Port-au-Prince (Haïti), Ed. Henri Deschamps, 1959.

5. Jean-Pierre Le Glaunec. L’armée indigène : La défaite de Napoléon en Haïti. Montréal, Lux Éditeur, 2014.

6. Philippe Girard. Napoléon voulait-il rétablir l’esclavage en Haïti? In Le Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe, Numéro 159, Mai–Août 2011, p. 3–28.

Note :

(1) Vertières est revenu dans le vocabulaire français en 2019. Historique! C’est Dany Laferrière, académicien et brillant écrivain occupant le fauteuil numéro 2 sous la coupole, qui l’a annoncé. « J’ai fait entrer Vertières dans un dictionnaire français pour la première fois ». Vertières, explique-t-il au micro de Pascal Paradou sur Radio France Internationale (RFI) est ce « petit lieu qui a vu la seule et vraie révolution nègre » où l’esclave a réussi à chambarder toutes les valeurs du colonialisme établies pour devenir citoyen. (Note de la rédaction)

(2) Thomas Madiou. Histoire d’Haïti, tome 3, 1847, p. 85.

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