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La visite de F. D. Roosevelt au Cap-Haïtien, Juillet 1934 (Charles Dupuy)

Le 5 juillet 1934, à 6 heures 30 du matin, une escadre de quatre bateaux de guerre américains jetait l’ancre dans la rade du Cap-Haïtien. Parmi ces navires, le croiseur Houston qui portrait à son bord le président des États-Unis, Franklin Delano Roosevelt. À huit heures, le Houston commença a tirer une salve de 21 coups de canon à laquelle répondirent les canons haïtiens tandis qu’une dizaine d’avions militaires survolaient la ville. Le président Roosevelt venait rendre au président Vincent la visite que ce dernier lui avait faite quelque temps auparavant à Washington. Le président américain était au début d’une longue croisière qui devait commencer par les manœuvres navales de la flotte américaine dans la mer des Antilles avant de se terminer dans l’archipel d’Hawaï. Franklin Delano Roosevelt avait pensé qu’il serait commode sur son chemin vers Porto-Rico, de s’arrêter au Cap-Haïtien afin de rencontrer son homologue, Sténio Vincent.

Il faut rappeler qu’en avril de la même année, le président Vincent s’était rendu en visite officielle aux États-Unis afin de rencontrer son collègue américain. Afin d’expliquer à ses lecteurs les vrais mobiles du déplacement de Vincent, le magazine Time écrivait alors: «Trois choses valent aux États-Unis la visite du président d’Haïti: 1.- Emprunter de l’argent. 2.- Faire partir les Marines américains d’Haïti 3.- Faire rappeler le Conseiller financier et le Receveur général des douanes. Haïti n’a aucun besoin immédiat d’un emprunt. Le dernier Marine sera retiré du pays le 1er novembre. Il ne reste donc plus que le rappel du Receveur des douanes, M. de la Rue, comme raison de la visite du président Vincent aux États-Unis. Mais il y a peu de chance qu’il réussisse dans sa mission.» À n’en pas douter, le chroniqueur de la revue maîtrisait parfaitement le dossier diplomatique haïtien. Comme de fait, il ne se trompait pas.

Le président Vincent, suivi des membres de son gouvernement, avait donc quitté sa capitale pour se rendre dans la deuxième ville du pays, où, en attendant l’arrivée de son proéminent collègue, il visitait ses amis et s’offrait aux vivats de la foule. Au matin du 5 juillet, Vincent se trouvait devant le débarcadère de la place de la Douane afin d’accueillir son illustre visiteur. À dix heures précises, après les dernières manœuvres d’accostage, F. D. Roosevelt s’engageait dans cette ingénieuse passerelle, une sorte de longue plate-forme de bois montée sur un chaland que l’on avait construite spécialement pour la circonstance. Les deux chefs d’État, le chapeau sur le cœur, reçoivent aussitôt les honneurs de trois bataillons de la Garde d’Haïti pendant que la fanfare du Palais exécute les hymnes nationaux des deux pays et que les canons se remettent à tonner à l’unisson.

Sous les applaudissements de l’immense foule massée des deux côtés de la place, les présidents s’installèrent à bord de la Packard découverte qui doit les conduire à l’Union-Club. Très détendu, le président Roosevelt répond aux acclamations qui fusent de la rue et des balcons par des sourires polis et des saluts de la main. Arrivés au Club, les deux présidents s’accordent quelques minutes de repos. Le président Roosevelt est d’ailleurs en nage. Fondé en 1825, l’Union-Club était la plus vieille association mondaine d’Haïti et l’une des plus anciennes du continent américain. Dans ses salons ce jour-là, se trouvaient réunis les représentants des grands corps de l’État, les membres du corps législatif, les membres du haut clergé catholique, enfin tout le gratin politique haïtien. Lorsque le verre à la main, Vincent se lève pour prononcer son discours de bienvenue, il prie élégamment son collègue écrasé de fatigue et à la veste mouillée de sueur de rester assis, mais au prix de pénibles efforts, le président Roosevelt qui, rappelons-le, était poliomyélitique, se dresse malgré tout et l’écoute debout. Pour lui répondre, Roosevelt commence son discours en français, quand, de façon humoristique, il fait soudain remarquer à l’assistance que cette tentative ne lui ayant pas réussi, il préférait continuer en anglais*. C’est à ce moment-là, qu’à la surprise générale, il annonce que, dans un mois à six semaines, l’Occupation américaine en Haïti sera bel et bien terminée. Roosevelt ayant fait connaître son intention de retirer, trois mois avant le temps les troupes américaines basées sur le territoire haïtien, il ne lui restait plus qu’à convenir avec son collègue de la forme que prendrait le communiqué conjoint. C’est ce à quoi s’appliquèrent brièvement les deux chefs d’État qui, passant dans la salle voisine, signèrent cet accord dont voici la version française:

Article premier.- À cause des rapides progrès réalisés par la Garde d’Haïti et à la demande du gouvernement d’Haïti, il a été convenu que la Garde d’Haïti sera placée sous le commandement haïtien le 1er août 1934. Toutes les forces des Marines américains maintenues en Haïti seront retirées une quinzaine de jours plus tard.

Article deux.- Le président Roosevelt a informé le président Vincent de l’acte du Congrès des États-Unis l’autorisant à offrir au gouvernement haïtien une partie de l’équipement de la Garde d’Haïti et des forces de Marines d’Haïti.

Article trois.- Des négociations seront entamées pour la conclusion d’un traité commercial.

L’entente une fois signée, Roosevelt, le verre de rhum à la main, quitte la pièce très décontracté et va s’informer auprès du ministre des Affaires étrangères, M. Léon Laleau, si, parmi les invités, se trouvaient Ernest Chauvet et André Chevalier qu’il aimerait bien saluer. Il faut savoir que F.D. Roosevelt n’était pas à sa première visite en Haïti. Habituellement considéré comme l’auteur de la constitution haïtienne de 1918, cet ancien secrétaire adjoint de la Marine avait déjà eu l’occasion de parcourir le pays et de s’y faire des amis. Quand on lui amena ceux qu’il avait réclamés, il voulut savoir si André Chevalier courtisait encore les muses et, avec une franche bonne humeur, il taquina Ernest Chauvet, le directeur du Nouvelliste, sur son embonpoint, lui faisant remarquer qu’il ne pourrait plus monter à cheval comme il le faisait en 1917, avec lui, dans les montagnes abruptes de l’île de la Gonâve. Il profita de ce bref moment de détente pour bavarder un peu avec son homologue haïtien et aussi pour échanger avec quelques personnalités éminentes comme Mgr Le Gouaze, l’archevêque de Port-au-Prince, qu’il interrogea sur la pratique religieuse en Haïti et le système scolaire du pays. Après une dernière tounée en ville, le président Roosevelt remontait à bord du Houston, cette fois en compagnie du président Vincent et de quelques officiels haïtiens à qui on fit les honneurs du bâtiment. Vincent rencontre alors les deux fils du président américain qui avaient occupé leur journée à visiter les ruines du palais de Sans-Souci à Milot**. À une heure et demie de l’après-midi, l’escadre américaine tirait une dernière salve d’artillerie, levait l’ancre et quittait la rade du Cap-Haïtien.

Ces bâtiments devaient encore naviguer dans les eaux haïtiennes quand Vincent avec un aplomb démagogique ahurissant osa comparer le départ de son hôte aux heures glorieuses que «connurent nos aïeux après la victoire de Vertières et la reddition du Cap-Français». Avec le même cynisme éhonté, il considéra le départ des Marines comme une «deuxième indépendance» et se présenta comme le nouveau libérateur du territoire national. Vincent qui visait à rester à rester au pouvoir le plus longtemps possible, allait effrontément tirer parti de sa rencontre avec Roosevelt pour consolider son autorité et gagner le maximum de faveurs politiques. Savourons ici le ton dithyrambique qu’emprunte Léon Laleau, un des chantres de cette prétendue épopée, pour traiter de la visite de Roosevelt et de ses conséquences politiques. «Et puis, vint 1934. Visite à Roosevelt, Ah! la voilà la carte sur table! Visite de Roosevelt au Cap-Haïtien. Un simple petit papier que suit un tout aussi simple petit accord en deux articles dont on ne parle même pas, et au 21 août, c’est comme au haut des cimes atteintes enfin, ces souffles balsamiques dont tous les poumons s’emplissent et où, par moments, l’on sent circuler cette réconfortante odeur de patrie retrouvée. Dans l’air, redevenu natal, le mot réélection*** est déjà devenu synonyme de reconnaissance populaire.»

Aujourd’hui il ne reste que bien peu de souvenirs de cette visite de Roosevelt au Cap-Haïtien. Les rues Bourbon et Conflans, les dernières qu’avaient parcourues le long cortège de 52 voitures du président américain, furent pompeusement rebaptisées Avenue Franklin Delano Roosevelt, mais les Capois préfèrent obstinément parler de la rue 20. La table qui avait servi pour la cérémonie de signature, les inscriptions qui devaient en perpétuer la mémoire, les photos dédicacées des présidents, l’Union-Club enfin, tout a disparu.

On retiendra peut-être que ce jour-là, sur le balcon de la maison d’en face, la maison de Firmin, une petite dame vêtue de noir regardait avec une curiosité bien légitime cette scène historique dont elle ne voulait rien perdre. Cette dame en deuil était la mère de Charlemagne Péralte.

Charles Dupuy Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. (450) 444-7185 / (514) 862-7185

* Celui qui fut engagé comme traducteur ce jour-là, s’appelait André Toussaint. C’était un jeune Capois polyglotte et un homme de grande culture.

** L’un de ces fils de F. D. Roosevelt, John Roosevelt, sera choisi par François Duvalier comme négociateur auprès du Département d’État lors de l’affaire Talamas en 1957.

*** Au moment de leur rencontre à l’Union-Club, Vincent et Roosevelt étaient tous les deux à leur premier mandat présidentiel. En tête-à-tête, ils se seraient alors solennellement promis de fuir à la première occasion cet affreux monde politique qu’ils ne devinaient pas aussi redoutable. Ironiquement, ils se feront réélire et l’un et l’autre et resteront chacun plus de dix ans au pouvoir.