Un cimetière juif au Cap-Haïtien (Zvi Loker)
Avant-propos: Nous reproduisons ici un article paru dans La Revue des Études juives CXXXVI (3-4) en juillet-décembre 1977, pp.425-427. Il est reproduit intégralement dans sa forme originale, sans altération, sans modification soit du style, soit de l'orthographe. Les ajouts entre crochets [ ] respectent le fond et la forme de l'article. Nous complétons l'article par une note de la rédaction sur un extrait du livre de Vergniaud Leconte sur Henri Christophe où ce cimetière est nommément identifié.
Parmi les preuves concluantes de l'existence d'une vie juive organisée comptent certainement les cimetières particuliers desservant une communauté. Or, lors d'une brève visite au Cap, le soussigné a pu visiter le quartier du Calvaire (1) également connu sous le nom du « Cimetière des Juifs » (ou en patois créole : « Cimetière à Juifs »). C'est une agglomération serrée de maisonnettes en brique et en chaume, construites sur la route et avec des passages très étroits formant les ruelles du quartier.
Aujourd'hui, rien ou presque rien ne subsiste à part le nom du quartier témoignant d'un passé juif; il n'y a pas de véritable cimetière (stèle ou pierre tombale). Pourtant, on m'a montré l'emplacement d'un tombeau rectangulaire encore visiblement marqué par des pierres; la direction axiale du tombeau est est-ouest. De plus, un habitant du quartier, M. Sylvestre Galbard, âgé de 74 ans, se souvient encore d'avoir vu des ossements lorsqu'il a construit sa maison, il y a plus d'un demi-siècle. Nous nous trouvons là devant un phénomène nouveau, l'apparition de preuves tangibles de l'existence, sinon dans toute la « Partie française de Saint-Domingue », du moins dans son ancienne capitale (autrefois appelée Cap-François, puis Cap-Français), d'une communauté et d'une ville religieuse juive structurées.
Cette affirmation a son intérêt non seulement en ce qui concerne Haïti, mais aussi dans l'historiographie juive en général, car elle s'inscrit dans le cadre des migrations et de l'établissement américain et caraïbéen des Juifs séfarades, pour la plupart des « Portugais » au XVIIe et XVIIIe siècles. À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, et en particulier après la reconquête du Brésil par les Portugais (Chute de Bahia : 1654), les réfugiés de cette ancienne colonie néerlandaise longeaient le sud des colonies anglaises de l'Amérique du Nord, le Mexique et les Caraïbes, où les communautés ont été fondés à la Jamaïque, au Surinam et à Curaçao et dans d'autres îles néerlandaises, ainsi qu'à la Barbade, à Nevis, aux Îles Vierges. L'historiographie haïtienne, à ma connaissance, n'en fait pas état. Il est toutefois certain que des individus et des familles juives vivaient et faisaient du commerce dans la colonie de Saint-Domingue. Cela ressort clairement des documents d'archives (2) ainsi que des ouvrages mémorialistes et chronographiques (3).
La première mention d'une communauté à caractère religieux se trouve dans l'ouvrage d'Isaac A. Emmanuel (4); il n'y est question que des Juifs de Curaçao qui se sont établis à Saint-Domingue, surtout au Cap, soit une cinquantaine de familles. Ces gens de Curaçao demandèrent à leur communauté mère l'envoi d'un ministre-officiant. La communauté de Curaçao délégua le Dr. Isaac Cardozo à cet effet (5). Il serait intéressant de savoir s'il s'agissait d'une première organisation communautaire juive (6) ou s'il y avait déjà auparavant une communauté du type de la « Nation Portugaise » de Bordeaux ou de Bayonne. On sait que les ports français de l'Atlantique, de la Rochelle, de Nantes, de Brest, de Rouen, partirent aussi certains Juifs avant le Code noir de 1685, et d'autres en dépit de celui-ci (7). Nous savons que la distinction entre Juifs et conversos (ou Nouveaux-Chrétiens) n'était pas facile à établir et qu'il y avait des conversions dans les îles (8). Ce que nous ne savons pas encore c'est si (et dans l'affirmative, depuis quand) une communauté juive a existé avant ou parallèlement à celle de Curaçao.
La redécouverte du cimetière juif du Calvaire, au Cap-Haïtien, devrait stimuler des recherches dans ce sens.
Note de la rédaction :
À propos de ce cimetière, l’historien Charles Dupuy nous mentionnait récemment que dans son livre Henri Christophe dans l'Histoire d'Haïti, Vergniaud Leconte écrivait en référence aux événements qui suivirent la mort du roi :
«D'autres serviteurs et dignitaires qui n'avaient pas trahi [...] furent arrêtés et emprisonnés. Ils furent y compris le prince Victor, au nombre de huit : le baron Vastey, Noël Joachim, duc de Port-Royal, Louis Achille, comte de Laxavon, le baron Dessalines, le prince Eugène, duc du Môle, Jean-Philippe Daut, le héros de la butte de Charrier, duc de l'Artibonite et Toussaint comte de Ouanaminthe. Ils furent exécutés dans la même soirée du 9. Ils reçurent la mort en gens d'honneur, sans faiblesse ni regret. Noël Joachim ne cessa de crier «Vive Henri Christophe, roi d'Haïti! C'est de la baïonnette que l'on chargea Louis Achille, tant il était impétueux. On commit comme toujours la plus incroyable injustice contre Vastey en lui refusant la sépulture : son corps fut jeté dans un puits situé sur le chemin de Mando dans un enclos appelé cimetière des Juifs. Les sept autres cadavres furent inhumés dans le terrain situé à l'ouest de l'Hôpital militaire, et contigu à ce bâtiment. Il y a quelque trente-cinq ans que leurs ossements furent retrouvés dans ce lieu, lors des fouilles effectuées pour la construction d'une poudrière
Notes1. Pour une première description, avec photographie du lieu avant 1881, cf. Edgard La Selve, Le pays des Nègres, Voyage à Haïti, ancienne partie française de Saint-Domingue, Paris, Hachette, 1881, p. 74 : « J'avais visité le Calvaire, admirablement situé de l'autre côté de la ville [?], les vestiges d'un cimetière qui, du temps des colons servait aux Juifs de lieu de sépulture, et où on trouve un puits fort profond, dans lequel Christophe fit précipiter pas mal de mulâtres ».
2. Malheureusement, on ne trouve presque pas d'archives concernant l'époque coloniale en Haïti. Par contre, les riches trésors des Archives nationales de Paris (et sans doute celles des départements) comportent des preuves témoignant des « heurs et malheurs » des Juifs à Saint-Domingue, connus et identifiés comme tels. Pour ne citer que quelques exemples :
- a) « Décès en 1765 de M. Campos, Juif » (Rapport de l'intendant René Magon au Ministre de la Marine, du 17 septembre 1765). Arch. Nat..Colonies, C 9A 126 (communication aimable de M.D. Debien).
- b) En janvier de la même année, le gouverneur général de Saint-Domingue impose des taxes spéciales aux Juifs. Cf. Abraham Cahen., « Les juifs dans les colonies françaises au XVIIIe siècle », REJ, IV, 1882, p.245,
- c) La mention fréquente chez les mémorialistes et dans les documents de plusieurs noms juifs portugais connus de Bordeaux, de Bayonne, de Saint-Jean-de Luz.. tels que Faxardo (francisé en Fessarde), Gradis, Pereira, Almeyda, Dacosta.
3. Cf. 1. Le Ruzic, Documents sur la Mission des Frères Prêcheurs à Saint-Domingue (du Schisme au Concordat), Lorient, 1912, pp.84-85. Dans les ouvrages de Moreau de Saint-Méry, Description?de la Partie française de Saint-Domingue, nouv. Éd, Paris, 1958, et les Lois et Constitutions des Colonies Françaises? Paris, 1786, 6 vol.? Il y a de nombreuses références à des habitations dont les propriétaires étaient des Juifs, à des successions accordées ou refusées aux descendants des défunts? Lorsque le Juge du Cap, par exemple, par ordonnance du 10 avril 1765, expulsa les Juifs de sa juridiction (pp 850-851), une réaction quasi-collective se produisit, sous forme de pétition de la part de plusieurs « Juifs Régnicoles François de nation espagnole et portugaise et domiciliés en cette ville? » (Lois et Constitutions, op.cit., p.853). À noter l'observation finale de l'auteur, en marge des faits ; « Les Juifs obtinrent des Lettres de relief d'appel de cette sentence le 21 juin 1765; ils les firent signifier au procureur du Roy du Cap le 22, et ne firent pas d'autres poursuites » (ibid). Nous ne sommes en mesure d'affirmer à présent que cette démarche avait été faite au nom d'une communauté par ses représentants ou bien que les personnes visées avaient pris l'initiative de sauvegarder leurs propriétés et intérêts.
4. Isaac et Suzanne A Emmanuel, History of the Jews of the Netherlands Antilles. Cincinnati, 1970, p. 1165 ; cf. pp. 301, 468-469, surtout pp. 828-831, comportant des détails sur les Juifs de Curaçao résidant au Cap. Le fait que l'on ait sollicité l'envoi d'un fonctionnaire religieux par la communauté mère pourrait évidemment être interprété de deux manières différentes : (a) comme preuve qu'il n'y avait pas encore sur place une communauté; (b) comme indice de sécession d'un groupe de particuliers de la communauté (il ne manque pas d'exemples, même dans les communautés du Nouveau-Monde, de l'existence simultanée de plusieurs communautés juives dans une même localité).
5. Le fait que le personnage choisi fut un érudit indiquerait-il effectivement une organisation religieuse l'importance que les Juifs de Curaçao attribuaient à la communauté du Cap? Cela pourrait révéler aussi que le dirigeant spirituel en question avait statut de rabbin (mais il n'y a aucune certitude à cet égard).
6. La question de savoir si les Juifs d'Haïti avaient effectivement une organisation religieuse avait été déjà posée par le Dr I. Lourie dans son intéressant article : When Jews Fled the Inquisition (Jews in South and Central America) », Canadian Jewish Yearbook, VIII, 1941-1942, p. 201, dans lequel il signale les activités du Médecin du Roy « le Dr Michel » (aucun prénom indiqué) pendant le premier quart du XVIIIe siècle.
[NDLR-Genèse : il s'agit de Michel Depas. Cf. Nègres et Juifs au XVIIIe siècle- Le racisme au siècle des Lumières. Pierre Pluchon (décédé en 1999). Ed. Tallandier. Paris 1984, p. 102. « Mieux, en 1714, Louis XIV remit le brevet de médecin du Roi à l'un des leurs, Michel Depas ».On peut lire au renvoi 2, du chapitre II : « Michel Lopez de Pas accéda plus tard aux fonctions publiques. Le 1er décembre 1723, il fut nommé conseiller au Conseil Supérieur de Petit-Goâve. Des méchants, rapporte Moreau de Saint-Mery, ont prétendu qu'il était mort dans la religion judaïque, quoiqu'il l'eût abjurée. De là, ce mauvais quatrain :
Michel a terrassé le Diable
On dit pour lui des Oremus
Mais serait-il encore chomable
Si Satan reprenait le dessus.
7. Sur les Juifs dans les colonies françaises, surtout la Martinique, avec quelques incidences également sur Saint-Domingue, nous renvoyons à l'excellent essai d'Abraham Cahen, art. cit., REJ, 1882, pp.127-145, 236-248; V, 1882, pp 68-92, 258-272. Consulter aussi J. Petit-Jean Roget, « Les Juifs à la Martinique sous l'Ancien Régime », Revue d'Histoire des Colonies, CLI, 2e trim. 1956, pp. 138-158.
8. En ce qui concerne les conversions ou abjurations du judaïsme, un tel cas est signalé dans les registres paroissiaux de l'Arcahaie (Arch. Nat.., Section Outre-Mer) en date du 29 juin 1750 : « Maximilien Carrillon, 36 ans, juif né et baptisé à Séville et retombé dans le Judaïsme, demeurant actuellement à Port-au-Prince. Absolution donnée en présence du commandant du quartier et du capitaine des milices ». (Je dois cette indication à M. Debien, que je remercie vivement ici.) [NDLR-Genèse : Monsieur Gabriel Debien est décédé en 1990.]
Sources : Zvi Loker
Références:
1. Loker, Zvi. Un cimetière juif au Cap-Haïtien. : La Revue des Études juives CXXXVI (3-4), juillet-décembre 1977, pp.425-427.
2. Vergniaud Leconte, Henri Christophe dans l'Histoire d'Haïti, page 595. Réédition de 2004.