Extrait de « LA BATAILLE DE VERTIÈRES CONTINUE » Discours prononcé par Louis Mercier à Vertières, le 18 Novembre 1936.
"...La dernière bataille eut lieu à Vertières, dans ce terrain capricieux et inégal, aux pièges infinis et que nos yeux contemplent. On se battit pendant toute une journée avec la rage du désespoir d’un côté et l’ivresse de la victoire de l’autre, dans le camp noir.
"Derrière Rochambeau, il n’y avait pas seulement 5,000 soldats. Toutes les nations, debout, lui prêtaient une assistance morale. On se battait pour le maintien d’une institution séculaire, armature de l’Europe. Le Général français savait que la défaite de l’armée française allait ruiner le prestige de l’Europe en Amérique et préparer la voie de l’émancipation de toutes les colonies américaines. Lui, vaincu, c’en était fait de L’Europe en Amérique.
"Que d’ombres sur ce champ de bataille ont dû protéger les guerriers noirs. Les balles ne pouvaient pas atteindre un Capois-la-Mort, un Daut, un Gabart et tant d’autres, car 300 millions de victimes anonymes leur offraient un bouclier invisible.
"Pour animer le courage de Dessalines et lui inspirer les gestes à faire, il n’y avait pas seulement le génie puissant de Toussaint-Louverture ; pour seconder ses efforts, il n’y avait pas seulement des soldats loqueteux, affamés, vêtus de peaux de bête ou d’uniformes disparates, armés de mauvais fusils ou de “cercles à barriques”, il y avait, battant la charge, sonnant du clairon, la LIBERTE, cette Déesse heureuse d’être libérée par des Noirs, qui allait reprendre son vol large et, partant d’Haïti, se poser sur toute la terre pour y répandre le baume salutaire de la Charité et de la Fraternité.
"Quel assourdissant fracas de canon! Quelle fusillade meurtrière! Quel cliquetis épouvantable d’armes qui s’entrechoquent ! Cris désespérés des mourants! Appels sinistres des blessés! Invectives des ennemis! Cadavres gisant froids et sanglants sur l’immense champ de bataille qui s’étend du village du Haut-du-Cap jusqu’aux mornes du Cap ! Chevaux qui s’abattent tandis que les cavaliers se redressent, sabre au clair, en criant “En avant!” Généraux qui s’avancent sans sourciller sous le feu meurtrier des canons et des fusils ! Epaulettes et chapeaux qui volent dans l’air, arrachés par des boulets! Soldats qui vont l’arme au bras, méprisant souverainement la mort! Charge de cavalerie! Salut chevaleresque de l’armée française indomptée et invaincue à l’armée indigène indomptable et invincible! Ondée bienfaisante qui vient calmer l’ardeur guerrière des combattants! La retraite précipitée de Rochambeau! La capitulation! L’entrée des troupes au Cap, dans cette citadelle historique dont les trois portes sont protégées par trois forts célèbres ; La Nativité, Vertières, Picolet, formant un triangle symbolique. L’Indépendance venant consolider la Liberté. Le miracle inouï, extraordinaire s’était accompli. Pour la première fois, dans les annales de l’Humanité, des esclaves révoltés avaient eu raison de leurs maîtres arrogants et les avaient jetés à la mer. Haïti a été le théâtre de cet évènement : Vertières devenant le tombeau de l’esclavage..."
Nous sommes toujours empoignés par les forces du mal et de destruction. Tous les préjugés imbéciles et funestes ne sont pas encore morts dans nos coeurs et nous portons toujours une âme coloniale. Nous ne comprenons pas quel rôle sublime nous avons joué dans le monde. Nos paysans logent dans des huttes semblables à celles que les colons bâtissaient autrefois pour leurs esclaves. Ils s'habillent comme ils le faisaient à la triste époque coloniale. Nous n'avons pas effacé toutes les traces de l'esclavage. La grande majorité vit encore dans l'ignorance, la misère, l'abjection et cette constatation ne soulève pas notre indignation. Les règles de l'hygiène sont très peu appliquées chez nous. Nos villes n'ont pas encore l'aspect de villes modernes et nos campagnes sont trop délaissées. Nous ne sommes pas encore de grands constructeurs et nous marchons sur trop de ruines.
Nous sommes, disons-le, à l'arrière-plan de la civilisation. Nous ne voulons pas aujourd'hui prendre un large bain d'idéalisme, avoir pitié des humbles, des faibles, des opprimés, sortir de l'espace étroit et asphyxiant où nous nous emprisonnons volontairement, devenir de réels citoyens Haïtiens, ayant l'amour sincère et profond de nos frères, nous dépouiller du fanatisme, de la haine, adopter et appliquer les belles lois de la Justice sociale et de la Solidarité humaine, nous débarrasser totalement de tous les virus qui empoisonnent nos coeurs et nos cerveaux : préjugés de castes, préjugés de localités, survivances affreuses d'un passé maudit dont nous devons nous dépouiller totalement. C'est pour la Liberté, c'est pour la Fraternité que nos Pères ont fait des efforts immenses. Il ne faut pas que leurs sacrifices soient inutiles. Il ne faut pas, non plus, que tous ces étrangers que notre histoire fascine et qui nous admirent soient déçus du triste spectacle que nous leur offrons. Il n'est de belle vie qu'à l'ombre vivifiante d'un grand rêve et dans le cadre fleuri d'un pays admirable où toutes les nobles activités trouvent un champ favorable, où toutes les conquêtes humaines s'épanouissent magnifiquement, où l'intelligence, la volonté et la raison s'appliquent à maintenir la Justice, la Bonté, la Fraternité, mères tutélaires de tout progrès. Ouvrons nos coeurs à l'Amour. Développons chez nous toutes les oeuvres sociales appelées à faire un sort meilleur aux infortunés. Prenons le ferme propos de travailler jusqu'au sacrifice au salut national. C'est le seul moyen pour nous de grandir.
Reprenons la voie sacrée où nos aïeux se mouvaient avec tant d'aisance. Soyons comme eux des pionniers, des combattants, des soldats de Vertières. Dans le champ social que nos mains auront défriché et ensemencé plus largement et plus profondément, il faut que les épis soient un jour plus beaux et plus abondants. La lutte se poursuit et nous devons rester maîtres du terrain. Répétons, répétons sans cesse cette vérité libératrice :
LA BATAILLE DE VERTIÈRES CONTINUE...
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Compilation Tet Ansanm pou Okap
1. Mercier, Louis. La Bataille de Vertières continue... Cap-Haïtien, Les Éditions capoises, 1936.
2. CIDIHCA. La reconstitution de la bataille de Vertières par l'armée d'Haïti.