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La tumultueuse carrière politique du sénateur Jean Bélizaire (Charles Dupuy)

Né à la fin du 19ème siècle, Jean Bélizaire a grandi au Cap-Haïtien dans les temps politiques troublés qui ont précédé l’Occupation américaine. Enfant sous la présidence de Nord-Alexis, il était un homme fait à la chute de Vilbrun Guillaume-Sam. Témoin privilégié des guerres civiles, Jean Bélizaire représentait le parfait échantillon de l’ancien haïtien, de ces hommes incapables de forfaire à leur conscience et qui plaçaient le respect de la parole donnée au sommet du code de l’honneur. Inscrit au Barreau, Jean Bélizaire se bâtit rapidement une réputation d’avocat baroudeur et chicanier connu pour son caractère impétueux et vindicatif. C’est seulement sous la présidence de Sténio Vincent qu’il se lança en politique et découvrit sa véritable vocation. Élu une première fois à la Chambre des députés, Jean Bélizaire ne devait plus laisser le Palais législatif où le parlementaire vétéran qu’il était devenu siégera longtemps comme président du Sénat.

À chaque élection, Jean Bélizaire mobilisait la foule de ses partisans qui parcouraient la ville du Cap en vociférant leur terrible cri de guerre: «Cé la rage, Oh! Yo dit frè Jean pap passer! Cé la rage, Oh!» Au fil des années en effet, Jean Bélizaire avait patiemment mis en place une extraordinaire machine électorale qui assurait ses réélections au Palais législatif en attendant de lui ouvrir un jour, espérait-il, le chemin des hautes dignités qu’il ambitionnait. En fait, Frè Jean ne manquait jamais une occasion de soigner sa popularité auprès de ses nombreux partisans qu’il considérait comme sa seconde famille. Convaincu que l’excès de magnificence était incompatible avec son intégrité d’homme d’État, le fier sénateur Bélizaire menait une existence sans luxe et sans éclat. Homme à l’amitié généreuse, droit et simple de manières, Jean Bélizaire avait choisi le train de vie décent d’un citoyen modeste et proche du peuple. Sa résidence de la ruelle Waag prenait d’ailleurs des allures de véritable caravansérail où s’étaient installés pêle-mêle parents, étudiants, amis et partisans de passage dans la capitale.

Au début de 1950, une crise politique extrême éclatait à Port-au-Prince. Le président Estimé demandait au Sénat d’abroger l’article 81 de la constitution qui l’empêchait de renouveler son mandat. Comme la plupart des sénateurs, y compris Jean Bélizaire, se montraient récalcitrants, refusaient avec persistance de cautionner le coup d’État du président, les partisans de ce dernier allèrent saccager le local du Sénat. Après quoi, Estimé organisa une tournée triomphale dans la capitale et, de retour au Palais, signa le décret de dissolution du Sénat. C’est à ce moment qu’intervint le commandant des Casernes Dessalines, le colonel Paul Magloire, qui, avec l’accord du président, fait saisir les numéros du Moniteur portant l’arrêté de révocation des sénateurs et les fait brûler dans la cour des Casernes. Ce n’était qu’un sursis pour Estimé puisque deux jours plus tard, le même colonel Magloire réclamait sa démission et l’expédiait en exil.

Il fallait trouver un remplaçant au président déchu. Par un affreux malentendu, Jean Bélizaire fut rapidement convaincu que le tout-puissant Paul Magloire allait l’installer sur le fauteuil présidentiel. C’est alors le grand branle-bas de combat chez le sénateur Bélizaire nous dit Antoine Bernardin, le va-et-vient «des visiteurs qui affluaient chez lui et son beau-frère, homme affable et conciliant, faisant l’office de chef de Protocole, accueillant les nouveaux arrivants, en robe de chambre multicolore, avec force promesses et révérences.» (A. Bernardin, Silhouettes d’hier, p.68) Naturellement, avec Jean Bélizaire, rien n’est jamais simple et évident. Tout chez lui est entouré de secret et de mystère, et l’on peut se demander comment un homme aussi rompu à la science de l’intrigue ait pu se fourvoyer de la sorte sur les véritables intentions du colonel Magloire, un Magloire envers lequel d’ailleurs il gardera la plus tenace rancune. En effet, toujours selon Antoine Bernardin, «Maître Bélizaire, pour se venger de celui qu’il prétendait l’avoir roulé, aidé de l’un de ses meilleurs fils, fonda un journal [Rénovation] qui devait s’opposer au gouvernement de Paul Magloire.» (idem, p.68)

Six ans plus tard, au départ de Magloire, Jean Bélizaire arrivait au terme d’une longue période d’obscurité et reprenait avec une fougue toute nouvelle ses activités politiques. Après avoir soutenu son collègue, le sénateur Déjoie, dans sa lutte contre Paul Magloire, Jean Bélizaire se plaça au moment de la campagne de 1957, sous la bannière du docteur François Duvalier. Le petit médecin de campagne ne savait comment mesurer cette chance inouïe puisque Jean Bélizaire lui apportait non seulement les larges masses du quartier populaire de La Fossette, mais aussi cette efficace organisation électorale qui allait si puissamment contribuer à sa victoire.

Nommé ministre de la Justice par François Duvalier, Jean Bélizaire allait trouver maintes occasions pour faire preuve de son intégrité de caractère et de sa rectitude d’esprit. C’est ainsi qu’un soir, le ministre Bélizaire reçut la visite d’un officier du Palais chargé de lui remettre le texte d’un décret présidentiel auquel il ne manquait que sa signature. Après une rapide lecture du document, Jean Bélizaire le remit à l’officier qu’il chargea de rapporter au président que lui, Jean Bélizaire, en tant qu’avocat et ministre de la Justice de la République, il préférera se faire couper le poignet plutôt que d’apposer sa signature au bas d’un pareil décret. Duvalier déploya alors ses procédés de ruse machiavélique pour calmer et circonvenir son ministre. Il le convoqua à son bureau où il l’accueillit avec de grandes manifestations d’amitié. «Mon cher Jean, lui dit-il, montre-moi ce qui te déplaît dans mon décret et je le corrigerai à ta convenance!» Quand le ministre Bélizaire indiqua au président Duvalier les violations aux règles de droit qui rendaient son décret inacceptable, Duvalier biffa calmement de sa plume le passage problématique tout en se récriant de façon mielleuse: «Il ne s’agissait que de cela, mais, mon cher Jean, il n’y a aucun problème! Voilà, la rectification est faite, le mal est réparé.» Jean Bélizaire parapha alors sans méfiance le décret qu’il eut plus tard la surprise d’entendre lire à la radio officielle dans sa version originale. Après ce coup tordu de Duvalier qui avait réussi à le tromper comme un novice, Jean Bélizaire crut n’avoir d’autre choix que de lui remettre promptement sa démission. Duvalier prit la chose en haussant les épaules et pour bien montrer qu’il n’avait aucun litige avec le clan des Bélizaire, il recomposa son cabinet en confiant ironiquement à Lucien Bélizaire, le fils de Jean, le ministère de la Justice que son père avait abandonné quelque temps auparavant.

Jugeant que Duvalier était un homme dépourvu de principes, Jean Bélizaire se cantonna dès lors dans l’opposition. Le sénateur Bélizaire se montrera farouchement hostile au projet iconoclaste de François Duvalier qui visait à faire disparaître le Sénat de la République. Pour lui, la destruction de cette institution équivaudrait à une catastrophe nationale, conduirait inévitablement à la pire espèce de dictature. Jean Bélizaire s’associa à la fronde de ses collègues, Yvan Emmanuel Moreau, Thomas Désulmé, Luc Stephen et Jean David, lesquels s’attaquaient avec une rare férocité aux politiques de Duvalier. Menacé dans sa vie, pourchassé, Jean Bélizaire dut bientôt quitter le pays et alla se réfugier en France où il obtint l’asile politique. Le sénateur Bélizaire allait connaître d’affreuses années de détresse à Paris où, sans ressources, il vécut ses jours les plus infortunés. Dans une de ses fameuses lois de colère, Duvalier, en plus dépouiller le sénateur Bélizaire de sa nationalité haïtienne, l’avait fait condamner à mort par contumace. Devenu ainsi réfugié apatride, Jean Bélizaire ne survécut que grâce aux maigres subsides qu’il recevait de l’organisation des Nations unies*.

Tout en lui rayonnait de dignité et de noblesse. Le vieillard chenu qu’était devenu le sénateur Bélizaire attirait l’attention et inspirait le respect. Dans son exil, il avait pris sa retraite de la politique, et positivement désabusé, il préférait se tenir à l’écart des éternels comploteurs et des marchands d’illusions. Pendant ses dernières années, Jean Bélizaire ne consacra plus son temps qu’à la lecture et aux distractions studieuses. Heureux presque de l’oubli dans lequel il était doucement tombé, Jean Bélizaire s’est éteint tranquillementà Paris, sur cette terre étrangère qui l’avait accueilli et protégé pendant ses douloureuses années de misère.

Charles Dupuy Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. (514) 862-7185 / (450) 444-7185

*Pendant que Duvalier persécutait Jean Bélizaire, il nommait son fils Lucien ministre de la Justice et, bien ironiquement, président de la commission chargée de gérer les biens confisqués des opposants exilés. Lucien Bélizaire qui avait refusé de suivre son père sur le chemin de l’exil tomba bientôt en disgrâce et fut incarcéré à Fort-Dimanche pendant près de deux ans. C’est un homme diminué et profondément humilié qui devait sortir de prison pour l’ultime rendez-vous.

La mésaventure des Bélizaire illustre à merveille le vieil adage politique voulant que «nèg nan Nord con méter couvert, mais yo pas connin chita à table». Ce mot de la nation décrit les politiciens du Nord comme des conspirateurs consommés, passés maîtres dans l’art de renverser les gouvernements les plus solidement établis. Ils sont capables de faire la fortune d’un politicien (comme Duvalier) qu’ils aident à réaliser les ambitions, mais ils ne savent pas profiter eux-mêmes des avantages, des privilèges du pouvoir. Ce sont des hommes de principe, des donneurs de leçons, des empêcheurs de danser en rond dont s’empressent de se débarrasser le président qu’ils ont intronisé au Palais.