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Demesvar Delorme (Charles Dupuy)

Journaliste, enseignant, parlementaire, diplomate, littérateur, Jean Demesvar Delorme, qui fut indéniablement l’un des hommes les plus brillants de sa génération, est né au Cap-Haïtien, le 10 février 1831. Il était le fils de Catherine Lagroue et de Jean Delorme, un spéculateur en denrées, aux affaires prospères. En mai 1842, quand survint le terrible tremblement de terre qui détruisit sa ville natale, Demesvar Delorme n’était qu’un enfant âgé de onze ans. Miraculeusement rescapé du désastre, il laissera dans ses Mémoires une poignante et douloureuse description de l’événement. Un témoignage rendu avec une telle exactitude et une telle justesse d’accent, qu’il reste un document unique dans l’histoire de la littérature haïtienne. Le jeune Delorme vécut dans ces années une adolescence mouvementée, marquée par les bouleversements politiques que traversait le pays.

Après des études au Lycée Philippe-Guerrier où ses facilités d’assimilation avaient fait l’étonnement de ses maîtres, Delorme voulut débuter dans la vie en se lançant dans le commerce. Son échec l’oriente vers la carrière d’enseignant où il comptera, parmi ses élèves, son futur ami, le journaliste et poète Oswald Durand. C’est aussi vers cette époque qu’il fait son entrée dans la vie publique en prenant une part active aux manifestations qui provoqueront la chute de Faustin Soulouque et de son empire. En 1859, il fonde L’Avenir, un hebdomadaire qui défend des points de vue politiques que ne partagent pas tout à fait les nouvelles autorités du gouvernement de Fabre Nicolas Geffrard. Le journal est frappé d’interdiction mais, en 1861, en manière de compensation sans doute, Delorme est envoyé avec le sénateur Dasny Labonté et Sauveur Faubert, en mission diplomatique en Angleterre et en France. Cela lui donne l’occasion de rencontrer la Reine Victoria et l’empereur Napoléon III, mais, beaucoup mieux que ces mondanités protocolaires, c’est la correspondance qu’il aura l’occasion d’échanger avec Alphonse de Lamartine, son héros et son modèle, qui le marquera le plus durablement pendant son périple européen. Delorme se lie alors d’amitié avec des écrivains aussi réputés qu’Alexandre Dumas, Victor Hugo, Hippolyte Taine et quelques autres célébrités du milieu littéraire qui, séduits par sa vaste culture, son esprit charmeur, délicat et raffiné, s’empressent de l’intégrer à leur école de pensée romantique.

De retour de mission, Delorme est élu député du Cap en 1862. Orateur politique étincelant, il s’impose dans cette Chambre dont il devient le secrétaire d’Assemblée. Delorme et ses collègues exposent leurs idées avec fougue, interpellent les ministres avec une telle audace qu’en 1863, le président Geffrard proclame la dissolution de cette turbulente dixième législature. Cette décision est considérée par le Pasteur Bird comme une catastrophe politique puisqu’elle marque, selon lui, «le commencement de grands malheurs pour Haïti». En effet, si les nouveaux législateurs se montrent dociles au pouvoir, le gouvernement de Geffrard n’est désormais plus qu’une dictature dont la légitimité repose sur les trois mille tirailleurs de la Garde, les hommes du corps d’élite de l’armée. Delorme retourne alors au Cap où il se marie avec Nélia Gresse, la fille d’un Français et d’une Haïtienne, et s’éloigne quelque peu de la politique.

Entouré d’un nombre croissant d’admirateurs et d’amis, il anime les salons littéraires, pratique l’art exquis de la conversation et ne s’adonne plus qu’à des activités culturelles et studieuses. Dans la république des lettres, il compte parmi ses compagnons, Oswald Durand, Charles Villevaleix, Ducasse Hyppolite, Albert Élie, Léon Gros, Léonce Madiou, Linstant de Pradines et Eugène de Lespinasse. Artiste de la parole, Delorme est un véritable modèle pour la jeunesse du temps qui s’extasiait devant sa verve, son érudition, ses prises de position et jusqu’à ses partis pris. Dans son livre, Au gré du souvenir, (p.63) Frédéric Marcelin nous campe ce portrait extrêmement admiratif de son idole: «Les écrits de cet homme ne donnent pas une idée de la puissance de séduction qu’il exerçait sur nos imaginations, écrit-il. […] À son époque, la conférence n’avait pas le grand développement qu’elle a de nos jours. Eh bien! Je suis sûr que Delorme eût été le premier conférencier du monde s’il l’avait voulu. Personne n’avait plus que lui l’élocution facile, le souvenir plus riche en toute matière, l’évocation plus aisée, plus élégante et aussi une érudition plus variée dans toutes les littératures. Sa prose, quelque abondante qu’elle soit, ne nous rend pas l’homme qu’il fut réellement. J’ai entendu plus tard à Paris d’éminents conférenciers, aucun, à mon sens, n’aurait pu lutter contre Delorme.» Intellectuel rayonnant, pamphlétaire, journaliste, membre de la commission de l’Instruction publique, il est suspecté de manœuvres séditieuses par la police qui le surveille dans ses moindres mouvements. Doté d’une formidable puissance intellectuelle et servi par une profonde culture, Delorme apporte alors une active collaboration aux journaux Le Progrès, Le Vigilant, Le Ralliement, L’Opinion Nationale, qui s’arrachent ses articles toujours pétillants d’esprit et de perspicacité.

À ce moment précis, la jeunesse, désillusionnée, n’attendait que le signal de la révolte. Ce fut le général Sylvain Salnave qui, dans la ville du Cap, déclencha la révolution contre le gouvernement. C’était au mois de mai 1865. Delorme s’impose rapidement comme l’idéologue de l’insurrection. Il fait paraître un organe de combat, le Bulletin de la Révolution, dans lequel il expose l’essentiel de ses idées politiques, réclame le retour au régime représentatif et plaide en faveur de l’État de droit. Delorme est alors au sommet de sa maturité intellectuelle et ses belles qualités d’orateur à la parole chaude, vibrante, colorée, soulèvent les passions, enflamme une jeunesse enthousiaste qui s’empresse pour l’entendre vilipender les turpitudes du pouvoir en place. À la tête de ses Tirailleurs, Geffrard quitte sa capitale et vient lui-même monter le siège contre la cité rebelle. Devant l’insuccès de ses assauts, il fait bombarder la ville du Cap par des navires de guerre anglais, le Bulldog et le Galatea, entraînant la déroute des salnavistes et l’exil de Delorme.

Général Sylvain Salnave
Général Sylvain Salnave

Réfugié d’abord aux États-Unis, Demesvar Delorme assiste avec désolation et le cœur tourmenté aux cuisantes humiliations réservées aux populations noires de ce pays. De ces réflexions plutôt amères, il sortira un livre, La démocratie et le préjugé de couleur aux États-Unis; le système Monroe. Condamné à mort par contumace, c’est surtout en Europe que Delorme passera ce temps d’exil dont il reviendra triomphant à la chute de Geffrard, en 1867. Sylvain Salnave, le nouveau président, est un homme de guerre très peu préoccupé par les dossiers administratifs. Il fait donc appel à son ami Delorme qui deviendra le principal ministre de son gouvernement. Membre de l’Assemblée constituante et secrétaire du président de la République, Delorme prend en charge les ministères des Relations extérieures, de l’instruction publique et des Cultes, et aussi, par intérim, les portefeuilles de l’Intérieur et de l’Agriculture, de la Guerre et de la Marine. Il exerce une influence dominante sur ses collègues au conseil des ministres où il plaide pour l’orthodoxie budgétaire, avise aux moyens d’assurer la sécurité intérieure et revenir à paix civile. Pendant les interminables absences du général Salnave, toujours en campagne contre les insurgés, c’est lui qui est aux responsabilités et le véritable chef du gouvernement.

Dans ses souvenirs, Frédéric Marcelin rapporte qu’un soir, alors que l’émeute grondait sous les fenêtres du ministre et chef de gouvernement, il le trouva complètement absorbé dans la lecture du De natura rerum de Lucrèce. Salnave est un démagogue qui inquiète et menace la classe possédante, tandis que Delorme, son auxiliaire politique, est un intellectuel dont la proximité avec la classe bourgeoise rassure les élites financières. Cependant, les dérives populistes de Salnave alarment et irritent de plus en plus Delorme au point que le président décide de l’éloigner des affaires en le nommant ministre plénipotentiaire d’Haïti à Londres. En fait, il s’agissait d’une ruse pour l’exiler. C’est d’ailleurs Lysius Félicité Salomon, alors ministre d’Haïti à Paris qui se charge de lui apprendre l’annulation de ses lettres de créances.

Pendant ces années de disgrâce, Demesvar Delorme s’installe à Paris où il va se consacrer entièrement à son œuvre littéraire, faisant paraître coup sur coup pamphlets politiques, essais et romans. Après La reconnaissance du général Salnave où il dénonce avec une fureur vengeresse les maladresses politiques de son ancien ami, il publie en 1870, Les théoriciens au pouvoir, un volumineux ouvrage de réflexions que l’on considère généralement comme son chef-d’œuvre. Suivront Francesca et Le damné, des romans historiques un peu oubliés aujourd’hui et dont les personnages évoluent dans l’Europe de la Renaissance. Il fera aussi paraître Réflexions diverses sur Haïti, Les paisibles et La misère au sein des richesses, des diatribes à la verve enflammée dans lesquelles il s’en prend aux élites haïtiennes, à la classe dirigeante en particulier, qu’il accable pour son incompétence à créer la prospérité matérielle et son incapacité à organiser une société démocratique.

Delorme retourne en Haïti en 1877, sous la présidence de Boisrond-Canal. Il est élu député du Cap et, devenu président de la Chambre, il affrontera Boyer-Bazelais, le chef des libéraux au Parlement. Delorme, l’un des fondateurs du nouveau Parti national en était encore le chef en exercice. Cette courte période de confrontation intellectuelle entre les deux hommes est considérée comme un sommet historique dans la vie parlementaire haïtienne.

Président Lucius Salomon
Président Lycius Salomon

Devenu président d’Haïti, Lysius Félicité Salomon, pourtant adepte de la même formation politique que Delorme, le fait emprisonner et condamner à mort. C’était sur la foi des rapports de sa police secrète qui donnaient Delorme pour un prétendant sérieux à la présidence. Il n’obtiendra la vie sauve que grâce aux pressantes interventions de sa femme, du docteur Louis Baron et surtout de l’enseignante Argentine Bellegarde-Foureau, une filleule de Salomon. Après l’avoir épargné du poteau d’exécution, Salomon le nomma directeur du journal officiel, Le Moniteur. Delorme y publie en feuilleton son troisième roman, L’Albanaise, une œuvre écrite selon la même inspiration romantique que les précédentes.

En 1890, le président Hyppolite le désigne comme ministre plénipotentiaire à Berlin. Cette nomination inaugurait pour Delorme une carrière de diplomate qui le conduira d’abord à Londres et puis au Saint-Siège. C’est là qu’il affronta seul les deux délégués dominicains sur le délicat dossier des frontières. Sans en référer à son gouvernement, il commit l’erreur d’accepter que les pouvoirs du secrétaire d’État et arbitre, le cardinal Rampolla, aillent au-delà de la stricte interprétation des termes «leurs possessions actuelles» pour les étendre à toute la litigieuse question concernant les limites territoriales entre les deux pays. Signalons ici que Demesvar Delorme n’était pas du tout apprécié au sein de la curie romaine pour la bonne raison que lors de son passage au ministère des Cultes, sous le gouvernement de Sylvain Salnave, il s’était opposé au Concordat et favorisait ouvertement les prêtres apostats. Relevé de ses fonctions sous le gouvernement de Tirésias Simon-Sam, Delorme revient brièvement au pays en 1901. La même année il retourne à Paris, voyage au cours duquel il perd sa nouvelle conjointe, une femme d’origine allemande, Antonia Hupp. Demesvar Delorme devait lui-même mourir quelques mois après, à Paris, le 25 décembre 1901. C’est Anténor Firmin, alors ministre plénipotentiaire d’Haïti dans la capitale française, qui prononça son oraison funèbre.

Antenor Firmin
Antenor Firmin

Demesvar Delorme demeure sans conteste l’un des meilleurs écrivains haïtiens et compte parmi ces intellectuels qui auront le mieux travaillé au respect des libertés publiques et à l’avènement d’un État de droit démocratique et pluraliste en Haïti.

Épilogue: Le discours, aujourd’hui introuvable, prononcé par Anténor Firmin sur la tombe de Demesvar Delorme nous serait d’un extrême intérêt. Originaires de la même ville, les deux hommes n’étaient pas moins des adversaires politiques acharnés et s’étaient affrontés dans des polémiques retentissantes. C’est au cours d’une de ces dernières d’ailleurs que Delorme qualifia Firmin de «Ti-Nègre La Fossette». (On se gardera de trop dramatiser, puisque les résidents de ce quartier populaire sont les premiers à se proclamer les fiers citoyens de ce qu’ils appellent encore la «quatrième section».) Delorme et Firmin étaient entourés l’un et l’autre d’une meute de dévoués partisans qui ne feront qu’envenimer les relations entre les deux hommes. Delorme agira avec conviction comme chef de file des nationaux tandis que Firmin allait devenir le chef emblématique du Parti libéral. C’est d’ailleurs Anténor Firmin, alors secrétaire d’État des Affaires étrangères, qui avait relevé Delorme de ses fonctions d’envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire avant de se retrouver lui-même ministre d’Haïti à Paris et forcé, par une curieuse ironie du destin, de prononcer l’éloge funèbre de son rival politique.

Charles Dupuy

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