Entre l’Epiphanie (6 Janvier) et le mercredi des cendres en Février ou Mars, les dimanches se suivent, se succèdent mais ne se ressemblent pas dans la ville d’Oswald Durand et Ulrick Pierre Louis. Au cours de cette période particulière de l’année, le septième jour de la semaine reconnu et consacré par les fidèles d’obédience chrétienne comme “jour de repos et de prière” revêt un caractère spécial pour gamins et adultes, chefs d’orchestre, animateurs de bandes déguisées, politiciens et officiels du gouvernement, les sambas et les milliers de résidents de la seconde ville du pays: le Cap-Haitien. Une fois les dernières décorations de la Noël (sapin, Tante Jeanne, ampoules et poupées multicolores) remerciées et mises dans les poubelles après la visite des rois mages, le «Mardi Gras» est à 1’ordre du jour. Les stations de radio locales annoncent les couleurs: les méringues carnavalesques des années précédentes sont diffusées et rediffusées à satiété en fin de semaine. L’heure, maintenant, est aux préparatifs pour le grand défilé des jours Gras selon la tradition chrétienne devenu entretemps une fête à envergure nationale parmi les agglomérations citadines des différents départements du pays.
Grandissant au Cap dans les années 60 et 70 du siècle écoulé, j’ai toujours vécu cette période des fois avec stupeur et effroi mais aussi et surtout avec émoi et amusement. Pour moi, un dimanche typique de carnaval au Cap dans les années sus indiquées commence dans la soirée du samedi avec la sortie de la «bande à Bossu», un groupement hétéroclite de tambourineurs originaires des quartiers les plus défavorisés de la ville: Lafossette et Nan Bannan-n. De son vrai nom Chacal (Charles) Amateur, Bossu et sa bande sillonnaient les rues du Cap avec un seul parcours, un seul itinéraire pendant des années, du Sud au Nord, de Lafossette à la rue 19 I ou la Rue 13 I pour saluer les maires d’alors, L. Vincent ou R. Metellus de qui ils recevaient quelques 15 gourdes pour nourrir le gros de la troupe, les musiciens et le porte étendard.
Qui dansait les méringues de Bossu? Le petit peuple, les marchandes de pistache, de Cola, de canne à sucre, les portefaix, les ivrognes, les chômeurs, les esclaves modernes ou domestiques qui mettaient en relief dans leurs chansons grivoises, sur le rythme des tambours de la bande, la rondeur du postérieur de la mère de Bossu et 1’épaisseur des lèvres de Camille, saxophoniste, dirigeant d’un autre groupe musical rival qui répétait à qui voulait 1’entendre: “ Je ne suis ni le premier ni le dernier” après la diffusion de sa méringue carnavalesque sur les ondes des stations de radio de la ville.
En Janvier 1974, Bossu cède sa place à un autre groupe au nom éminemment mystique dans le panthéon vaudouesque haïtien: “Champwèl” pour performer dans les rues du Cap pendant les soirées du samedi. Les trois premières années de parution de Champwèl au carnaval ont provoqué une révolution socioculturelle au Cap. En tout premier lieu, le groupe attirait toutes le strates et toutes les catégories de la société capoise : commerçants de la place, médecins, professeurs, juges et autres professionnels qui cachaient leur visage sous de longs draps blancs immaculés, étudiants et fonctionnaires de 1’état des deux sexes en grande majorité et des membres du sous prolétariat local et les chômeurs déguisés mais en minorité. En second lieu, la bande à Rony (premier) tambourineur et Amyot (second) n’avait pas un parcours fixe: les champwélistes pouvaient investir n’importe quelle rue, à n’ importe quel moment et s’arrêter pendant de longues minutes pour chanter et danser. En troisième lieu, les champwelistes se faisaient un point d’honneur de limiter 1’utilisation des propos obscènes et orduriers pendant toute la durée de 1eur prestation. Tenez! Leurs méringues portaient on 1974 sur la comparaison entre le commun qui dormait paisiblement à la maison et eux- mêmes champwèls obligés d’être dans la rue à une heure indue, quel sort fatal! clamaient-ils? «Tout moun dòmi lakay yo, mwen sèl kap bat sèren, Ay champwèl ho ala youn pay mape pase» «Champwèl, ho woy, woy, woy» sur un rythme Petro.
En 1975, ils décriaient 1’émigration massive des Haïtiens vers des cieux inconnus et peu cléments; «I1s n’iront pas à Nassau chantaient-i1s à 1’unisson sur un rythme Rabòday car Champwèl n’existe pas dans ce pays»; «Nou pap ale Nassau, Eya, Nassau pa gen Champwel, Eya, Woy, Woy, Woy, Eya»
Enfin 1’année 1975 était celle de 1’appartenance au groupe: Leurs méringues étaient basées sur les propos de Dessalines à la Crête-à- Pierrot: «Les bons champwelistes doivent rester dans la bande et les non champwelistes peuvent s’en aller» Si-w Champwèl rete la, si-w pa Champwel rale dèyè-w. Et ils dansaient tous dans le même sens sur un rythme Congo, un pâté de maison en avant et deux pâtés en arrière.
Plus tard, les méringues de Champwèl attaquaient les politiciens et les fonctionnaires corrompus, commissaires de gouvernement, préfets et même les femmes de petites vertus comme Annouse. Le succès du groupe était lié sans nul doute à sa composition à tout point de vue légère mais en fait et surtout participative: trois tambours, une grosse caisse, une petite et des centaines de sambas créateurs et innovateurs improvisant savamment pendant tout le parcours de la bande.
Généralement, la soirée du samedi avec Champwèl prenait fin aux petites heures de la matinée du dimanche coïncidant avec les sifflets des balayeurs de rues mettant en place leur escouade, les fidèles de la religion catholique se rendant à la messe de quatre heures et enfin les vendeuses de café et de soupe étalant leurs produits au coin des rues.
Apres la messe de huit heures, les premiers déguisements commencent à se manifester. En premier lieu, «Toto la maillotte», cireur de bottes, portefaix, vrai nom inconnu vêtu de noir, un mouchoir rouge entourant sa tête et un masque de zombie en noir et blanc, qui soutirait quelques centimes des néophytes pour leur permettre de lorgner de sa boite en carton un petit batracien, une petite couleuvre ou tout simplement une poupée.
Aux environs de deux heures de 1’après-midi on entendait à chaque coin de rue: «Men youn, men de, men bann lan, men bann lan», (En voici un, en voici deux et la bande s’amène). En effet, les déguisements en un tournemain ont investi toutes les rues de la ville. Certains déambulaient et performaient en solo tels que:
Gaspiya, Le Père Noël du carnaval capois, grand distributeur de parfums et de sucreries aux dizaines d’enfants et adultes formant sa suite.
D’autres déguisements sortaient en groupes de cinq, dix, voire quinze:
Il y avait d’autres déguisements non pas de moindre importance tels «Les Échassiers ou Jambes de bois», «Les Tresseurs de rubans», les «Marchandes de feuillages», «Choucoune et Madame Larco» etc…
Cependant le plat de résistance était l’attente et la frénésie que connaissaient les Capois avant la diffusion des méringues carnavalesques de leurs groupes musicaux de prédilection sur les ondes de station de radio locales. D’abord des dizaines de fans participaient aux répétitions de Tropic à la rue 8M chez le maestro Turenne ou Septent à la rue 24 au grand boulevard de la ville. Les premières notes et les premières paroles des méringues étaient rapportées textuellement à ceux qui ne pouvaient faire le déplacement à cause de leur travail ou placés en isolement à la maison pour mauvais comportement à l’école ou à 1’église. En 1972, «Mercilia» de l’Orchestre Tropicana et «8888» de 1’Orchestre Septentrional avaient connu un succès fou au dernier dimanche précédent les jours gras parce que dans les deux camps les fans étaient bien imbus des refrains et des répliques qui pouvaient les accompagner.
Un dimanche de carnaval dans notre ville du Cap à mon époque se terminait sur la Place d’Armes avec la fanfare des Forces Armées d’Haïti sous la baguette du Lieutenant et Maestro Day jouant Occide Jeanty, Mauléart Monton, Justin Elie, Rodolphe (dit Dodof) Legros, Auguste Linstant (dit Candio) Despradines, Chopin, Liszt et les méringues louant les vertus et vantant les bienfaits du dictateur d’alors, François Duvalier et plus tard son fils Jean-Claude Duvalier.
Source : Wilfrid Suprena