La sombre affaire que je m’apprête à vous raconter s’est déroulée au Cap-Haïtien au tout début des années 1940. Disons tout de suite qu’il s’agit d’un crime passionnel qui devait soulever des vagues d’émotion dans le public avant d’aboutir aux assises criminelles où le jury, malgré la défense acharnée qu’opposèrent ses avocats, estima le prévenu coupable de meurtre et le condamna à la peine capitale. Condamnation qui sera commuée presque aussitôt en une peine de prison à perpétuité par le président Élie Lescot. Pour résumer, disons que c’est histoire de deux hommes, deux copains, deux voisins, deux collègues de travail et qui, de plus, s’entendaient à merveille jusqu’au jour où l’un des deux gagna les faveurs d’une certaine dame du voisinage, femme séparée de son mari, donc parfaitement libre, à qui il ne dissimulait pas les sentiments délicats qu’il éprouvait pour elle. Après avoir généreusement accordé ses grâces au premier des deux amis, la belle dame ne put résister aux insistantes avances du second. Comprenez que les deux hommes partageaient les mêmes qualités, exerçaient le même métier, possédaient le même degré de fortune… ce qui expliquerait pourquoi la belle ait pu céder à l’un et, plus tard, accepter de devenir l’amante de l’autre. Dans ce triangle amoureux c’est celui des deux amis qui s’estimait trompé puisqu’il était le premier à avoir séduit la belle qui, par jalousie, se serait vengé en empoisonnant son rival. Il sera aussitôt pointé du doigt par la clameur publique, inculpé pour homicide, emprisonné pour meurtre, un meurtre qu’il aurait perpétré de la manière la plus odieuse qui se puisse imaginer.
Figurez-vous qu’un jour de congé, les deux amis décidèrent de se rendre sur la plage de Rival afin de profiter du beau temps, de la mer, du soleil… Et voilà que ce qui s’annonçait comme une paisible journée de détente allait se terminer par la mort tragique de celui des deux qui avait lui aussi, mais en secret, gagné le cœur de la dame. En effet, pris d’un malaise soudain, on le verra se tordre de douleurs à l’abdomen, incapable d’expliquer l’origine de son mal avant de mourir à l’hôpital où on l’avait transporté sans que rien ni personne eut pu le soulager de ses souffrances (*). Aussitôt désigné comme l’assassin de son ami par la clameur publique, le présumé coupable sera mis en détention provisoire pendant que les autorités ouvraient une enquête sur la mort suspecte de la victime.
Placé au centre d’un horrible drame qui allait tenir le public en haleine pendant des mois, l’assassin présumé subira son procès au bout duquel, comme on sait, il sera condamné. Mais, même en prison, il n’aura pas la vie tranquille. Quand, par exemple, un certain capitaine fut nommé chef de la police du Cap, il se rendit aussitôt à la Prison civile où il alla quérir le condamné qu’il ramena au bureau de la police pour lui faire administrer une raclée exemplaire. Le condamné subira ainsi maintes tribulations, purgera stoïquement sa peine de prison, servira la messe du dimanche à la chapelle de l’institution, regardera défiler les jours et les semaines quand, à l’occasion de la fête de Notre-Dame de la Merci, selon une antique la tradition, le chef d’État d’alors, Paul Magloire, accorda la grâce présidentielle à un groupe de condamnés au nombre desquels se trouvait notre homme. C’est ainsi qu’il put enfin sortir de la geôle où il pourrissait et retourner librement chez lui. Librement c’est peut-être beaucoup dire puisque toute la ville le regardera comme un pestiféré le forçant à vivre isolé, loin de ses pairs qui, toujours, le regarderont de travers et avec un air de suspicion. On peut dire que bien plus que la peine de prison, c’est l’ostracisme social auquel il sera soumis qui pèsera le plus lourd sur le malheureux homme.
Ainsi par exemple, le jour où il prit la très honnête initiative d’ouvrir une boulangerie afin de gagner sa vie, les autorités l’obligèrent à fermer sans délai les portes de son commerce qui fut déclaré illégal puisque, à les entendre, si le prisonnier avait profité de la grâce présidentielle, il n’en demeurait pas moins frappé de mort civile et, à ce titre, ne pouvait légalement ouvrir quel que commerce que ce soit. Il sera ainsi persécuté par les autorités tatillonnes mais aussi très insidieusement par ses concitoyens qui ne le saluaient plus, feignant de ne pas le voir quand ils ne le pourchassaient pas de leurs quolibets. C’est ainsi que, pour le reste de ses jours, l’homme vivra comme un proscrit, tristement confiné dans sa maison victime d’un ostracisme social irrépressible.
Au fil des années cette triste histoire finira par tomber dans l’oubli et si j’en parle aujourd’hui c’est parce que plus qu’un simple fait divers, ces événements furent un véritable phénomène de société qui secoua toute la communauté capoise de l’époque.
(*) Certains contemporains des événements m’ont affirmé que la scène de l’empoisonnement se serait plutôt déroulée dans un petit estaminet tenu par une très respectable dame chez laquelle les deux amis avaient l’habitude d’aller prendre un verre le soir.
Source : Charles Dupuy