L’histoire que je vais vous raconter s’est déroulée au mois de mai 1968. C’était à l’époque où la dictature duvaliériste exerçait sa répression de la manière la plus brutale sur la population, tout particulièrement contre les communistes ou prétendus tels. C’est dans ce contexte politique mouvementé que j’ai été moi-même arrêté un soir et mis au secret dans une cellule de la prison civile du Cap. J’apprendrai plus tard qu'on n’avait pas grand-chose à me reprocher sinon que l’on avait trouvé sur un militant communiste un petit carnet de notes où se trouvait inscrit mon nom accompagné du commentaire suivant: «Parle bien, peut soulever le peuple!». Jamais de toute ma vie un éloge ne m’aura fait autant de tort que celui-là. Bref, me voilà donc derrière les barreaux avec mes compagnons d’infortune qui venaient d’un peu partout au pays, de Jacmel, des Cayes, de Port-au-Prince, etc. Quant à mon voisin de cellule, il était originaire du Plateau central, du Bas-Plateau plus exactement.
Quand on en vint à échanger des confidences, lui et moi, il m’expliqua qu’avant d’aboutir dans cette cellule de prison, il menait une bonne vie à Port-au-Prince, qu’il avait un emploi dans l’administration, une petite voiture achetée d’occasion en plus d’être heureusement marié et père d’un bébé, d’un petit garçon. Ses malheurs auront commencé le jour où il est allé consulter un sorcier vaudou, un bocor, qui lui apprendra que les loas, les dieux protecteurs, étaient fort courroucés contre lui parce qu’ils l’avaient comblé de tous ses vœux alors que lui, au lieu de les remercier, se comportait en oublieux et en ingrat. Le bocor lui recommanda donc de retourner dans le village de ses ancêtres afin de faire les sacrifices propitiatoires nécessaires, rendre grâce aux loas et se préserver ainsi du mauvais sort dont ces dieux jaloux pourraient l’accabler. Arrivé dans la petite bourgade proche de la frontière où il était né, les miliciens prirent le visiteur inconnu qu’il était pour un rebelle, un «camoquin», le mirent promptement aux arrêts, le firent passer d’une prison à l’autre, avant qu’il n’aboutisse dans cette cellule où il croupissait depuis plus d’un an.
Quand je lui demandai si sa femme était au courant de ses déboires, il me répondit probablement que non et cela pour la bonne raison qu’il avait annoncé à cette dernière qu’il partait en voyage sans lui donner plus de précisions. Je lui promis alors de la mettre au fait de ses mésaventures advenant toutefois que j’aie la bonne fortune de quitter la prison avant lui. «Dupuy, j’ai fait un rêve et tu vas bientôt sortir d’ici», me répondit-il. Il avait raison. Le lendemain, j’étais libéré par le commandant du département, le major Prosper Maura, celui-là même dont, quelques jours plus tard, on retrouvera le cadavre horriblement mutilé par les rebelles qui avaient débarqué à l’aéroport du Cap, le 20 mai 1968.
Quand, quelque temps après, je me rendis à Port-au-Prince, me souvenant de ma promesse, je remontai la rue de l’Enterrement à la recherche du fameux numéro 36. Je me trouvais alors en compagnie d’un ami et nous avons marché un bon moment avant de nous arrêter devant la fameuse adresse. Je trouvai là une femme assise sur sa galerie avec un enfant d’environ deux ans et qui conversait avec une jeune fille assise juste à côté d’elle. Après les salutations d’usage, je lui demandai si elle connaissait mon compagnon de prison dont je lui donnai le nom. Elle me répondit que oui, que c’était son mari et qu’il était en voyage. Elle resta silencieuse, m’examina intriguée pendant un court instant avant d’ouvrir de grands yeux inquiets et me demander: «Il est en prison?». Je lui répondis que oui, en effet, il était détenu à la prison du Cap. Elle voulut alors savoir comment il allait, s’il avait maigri, s’il était malade? Pendant que je répondais à ses questions, la jeune fille se leva discrètement pour se glisser à l’intérieur de la maison. Au même moment, mon ami arrêta un taxi dans lequel il me poussa précipitamment. Quand je lui demandai pourquoi il avait si abruptement mis fin à la rencontre, il me répondit qu’il craignait que, sous le choc de l’émotion, la femme n’ameute le quartier en poussant des cris de détresse et cela c’était sans compter qu’il n’avait pas du tout aimé l’attitude plutôt équivoque de la demoiselle qui avait décampé sur la pointe des pieds.
Quelques semaines plus tard, je montais à bord d’un avion et quittais le pays. En survolant l’océan, je ne pus m’empêcher de penser au funeste destin de mon compagnon de la prison civile du Cap, à la détresse de sa femme et puis surtout au sort malheureux qu’allait connaître ce bambin de deux ans aux beaux cheveux bouclés et destiné, selon toute vraisemblance, à grandir orphelin sous la dictature sanguinaire de François Duvalier.
Charles Dupuy