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C’était un dimanche d’été à l’aéroport du Cap (Charles Dupuy)

C’était un dimanche d’été à l’aéroport du Cap

La scène que je vais vous raconter s’est déroulée un dimanche matin de l’année 1956, à l’aéroport du Cap-Haïtien. Je me trouvais en compagnie de mes parents dans la salle des pas perdus du petit aérogare où s’étaient réunis une trentaine de notables, pour la plupart des commerçants et leurs épouses. Ils attendaient le président de la république alors de passage en ville et qui devait prendre l’avion à destination de Port-au-Prince ce jour-là. Bientôt, la limousine présidentielle s’arrêtait dans un joyeux crissement de pneus sur le gravier.

Paul Magloire sortit de la voiture pour entrer dans le petit salon et saluer tout le monde. Il portait un complet gris bleu et resplendissait de santé et bonne humeur. Comme je me tenais tout près de la salle d’embarquement, je me retrouvai sans le vouloir à ses côtés quand il s’en approcha. Il me toucha alors affectueusement à l’épaule et resta là un moment silencieux et comme perdu dans ses pensées. Tout le monde le suivit quand il franchit la porte et, peu après, il marchait d’un pas alerte en direction de l’avion. Juste avant d’entrer dans l’appareil, il se retourna vers nous, agita délicatement son chapeau tout en nous adressant ce doux et lumineux sourire qui n’appartenait qu’à lui. Notre petit groupe lui répondit par des applaudissements. Paul Magloire avait alors 49 ans. Il rayonnait de charme, de force et d’assurance. Un instant plus tard, l’avion décollait et passait en ronflant bruyamment sur nos têtes. C’était toute une époque qui s’envolait, celle d’une Haïti tranquille, heureuse et pleine d’espérance.

Le pays profitait alors d’une expansion économique spectaculaire. Premiers producteurs de sisal au monde, nous étions parmi les plus grands exportateurs de café de la planète. Il n’est donc pas étonnant que les réalisations matérielles qui marqueront cette période resteront les plus vastes entreprises en Haïti depuis l’Occupation américaine. À travers le territoire, routes, ponts, écoles, dispensaires, cités ouvrières, sortaient de terre pratiquement tous les jours. On bâtissait le barrage de Péligre, l’usine sucrière de Welsh, celle des Cayes, la minoterie d’Haïti, le stade de Port-au Prince et la cathédrale des Gonaïves. On reconstruisait la ville du Cap, ses écoles, ses rues, son port et son aéroport. Le ministre des Finances annonçait régulièrement des surplus budgétaires et toutes les dépenses prévues au budget de la République étaient couvertes par ses recettes. L’État pouvait assurer le bon fonctionnement des services publics, payer ses employés et rembourser ses dettes. En décembre 1956, Paul Magloire démissionnait et partait pour l’exil. Le pays sera bientôt ravagé par la haine et la division, tourmenté par la dictature de Duvalier, soumis à la loi des tontons-macoutes. Nous allions connaître la misère économique, le chômage de masse, les haines fratricides, les abus d’autorité, les assassinats sélectifs, l’exode des élites, les détentions arbitraires, la prison de Fort-Dimanche et le terrorisme d’État.

Paul Magloire est mort le 12 juillet 2001 à Port-au-Prince à l’âge de 94 ans. À ses funérailles, le premier ministre Chérestal allait remuer l’assemblée quand, à la fin de son éloge funèbre, secoué par l’émotion, il s’écria par trois fois: «Adieu, mon président!» C’était à la fois le cri douloureux et l’hommage sincère de toute une génération.

Charles Dupuy - Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. (514) 862-7185