Les contes de mon patelin : le tripot de Man Za (Renaud Hyppolite)
Derrière le morne Lory qui surplombe le Cap Haïtien, le soleil fait un dernier clin d'œil à la ville. Quelques élèves retardataires dévalent la pente du Collège Notre-Dame pendant qu'une odeur de café torréfié embaume les rues qui tranquillement se remplissent de silence entrecoupé de temps à autre par le chétif aboiement d'un chien rachitique ou le miaulement d'un chat en chaleur. L’angélus résonne du clocher de la cathédrale tandis que quelques dévotes traversent la place Notre-Dame pour se faufiler tel des ombres dans l'enceinte du temple pour une dernière imploration au tout-puissant. Déjà quelques messieurs, la chemise empesée, franchissent le portique du Club Union. Des contingents de travailleurs du service d’hygiène vêtus de gros bleu, la tête coiffée de larges chapeaux de paille et armés de balais, pelles et brouettes, s’apprêtent à nettoyer les rues de la ville. À ce moment précis, un beuglement sourd déchire le crépuscule. On est Jeudi fin d’après-midi. Le bateau de croisière de la Grace Line se prépare à quitter le port avec ses touristes. Les retardataires se précipitent pour acheter en face du port chez madame Étienne leurs derniers souvenirs tout en entraînant dans leur sillage une meute de badauds qui psalmodient : Blanc, give me five cents, give me five cents ! C’est aussi le moment ou les derniers matelots en goguette, certains titubants, d’autres au bord de l’apoplexie, le béret tenant par miracle sur le crâne, et traînés par deux ou trois compères toutaussi éméchés, quittent les tripots de cette rue malfamée qui zigzague en longeant les remparts de la ville entre l’arrière des douanes et de la banque parmi un capharnaüm de boutiques souvenirs improvisées et de marchands ambulants de tout acabit.
Tandis qu’au loin le bateau de croisière, laissant échapper dans le lointain un dernier halo de fumée, s’efface lentement derrière l’horizon, une tenancière, madame Zaza de son surnom, s’affaire à nettoyer son bar café pour recevoir ses clients réguliers. À grands coups de balai et d’eau, la place a retrouvé, en un tournemain, son air coquet. Des nappes à carreaux rouge et blanc ornent les douze petites tables du resto bar. Antiochus, le garçon à tout faire de la place, après avoir déposé une demie bouteille de rhum Barbancourt sur chaque table, remplit d’huile méticuleusement les petites lampes tête gridappe qu’il prend soin de ranger derrière le comptoir du bar avec une boite d’allumette et quelques bougies. Précaution indispensable, car on ne sait jamais quand une panne d’électricité peut survenir.
A ce moment précis Joe Cannelle, le portefaix le plus connu de la place pour ses soûleries quasi quotidiennes et le plus en demande à cause de sa force proverbiale, arrive en titubant, la chemise débraillée avec sa brouette remplie à ras bord pour livrer des caisses de cola Larco et une cargaison de pains sandwich et de biscuits bobotte tout frais sortis de la boulangerie Hugo Leroy. Antiochus finit de ranger ses lampes et vient aider Joe à décharger la marchandise. Après avoir tout rangé derrière le comptoir du bar, il sort par la porte arrière avertir sa patronne de l’arrivée de Joe Cannelle qui attend pour se faire payer pour son transport.
Quelques minutes plus tard, Antiochus revient devancé par madame Zaza. Bonjour Joe qu’elle murmure, visiblement fatiguée après cette grosse journée où les matelots, en plus d’être bruyants, ont laissé la place sans dessus dessous. Alors Joe ! Je te sers un cola ? Il s’agit bien sûr d’une plaisanterie habituelle à laquelle Joe répond par un sourire entendu. Man Za lui tend une bouteille de cola rempli au quart d’alcool de clairin. Joe remercie la patronne et, d’un trait, vide la bouteille qu’il dépose sur le comptoir. Il remercie encore et s’en va reprendre sa brouette pour une autre destination.
À l’intérieur, en arrière-boutique, se déroule un tout autre rituel. C’est que Man Za n’est pas que tenancière de resto bar. La maison comprend aussi, à part les appartements de la maîtresse des lieux, deux ou trois chambres d’hôtes où des clients privilégiés, triés sur le volet, peuvent à loisir et en toute discrétion se reposer en galante compagnie. Donc, après avoir servi le clairin à Joe, Man Za retourne à l’intérieur pour finir de préparer les lits des chambres. Elle rappelle à Anthiocus de ne pas oublier de remplir d’eau les cuvettes et les bidets et d’y empiler des serviettes propres. Ces derniers détails réglés, Man Za, lentement, franchit la cour arrière qui sépare ses appartements privés du reste de la bâtisse. Une fois rendue, elle quitte ses savates, laisse tomber à ses pieds son ample caraco bariolé qui du coup révèle une anatomie à la fois imposante et affriolante. C’est que le poids de man Za tenait plus à sa grande taille qu’à sa corpulence. N’ayant jamais enfantée, à cinquante-deux ans sa poitrine généreuse laissait gambader deux charmantes sœurs jumelles, assez provocantes pour distraire un moine bouddhiste de sa méditation.
Man Za se dirige vers le grand psyché qui orne un angle de sa chambre, se tourne de profil pour contempler son arrière train protubérant qu’elle s’ingénie toujours à mouler dans des jupes très ajustées. Satisfaite de l’allure de son séant, elle se cambre de face devant le miroir, se palpe les cuisses, les bras, se rapproche du miroir les yeux inquisiteurs pour s’assurer qu’aucun malencontreux poil blanc ne vienne trahir le secret de son âge et du coup lui faire perdre un peu de sa valeur marchande. C’est que, Man Za plus que toute autre, sait que dans ce commerce de charmes, on a beau s’appeler Man Za, être bien charpentée et sculpturale, la concurrence est féroce et sans pitié. La moindre péquenaude au teint plus frais et aux reins plus habiles peut facilement vous détrôner. Ça Man Za n’est pas prête à y consentir. Aussi voue-t-elle un soin jaloux à tout l’appareil de sa féminité insatiable et appétissante. Rassurée sur ses charmes, elle se dirige vers la salle de bain où Antiochus avait comme à l’habitude rempli d’eau tiède un grand bassin et déposé sur une table à proximité, des serviettes, un cendrier et le grand flacon d’eau de cologne.
Comme elle passait la porte de la salle de bain, le coucou de la salle à dîner se met à égrener ses heures. Zaza sursaute, prête l’oreille et après six coups s’étonna à haute voix : déjà six heures du soir ! La journée a bien vite passé. Il était temps, pense t’elle en son for intérieur, il était temps que ces voyous de marins débarrassent la place. C’est vrai qu’ils ne lésinent pas sur leurs dollars mais ce qu’ils sont bruyants et… Elle fait une pause et se met à penser : à toute chose malheur est bon puisque mon Johnny une fois de plus ne m’a pas ménagé ses largesses. Ce n’est pas le champion de la bagatelle mais il est si attentionné. Toujours un beau cadeau à chacune des escales de la Grace line. Elle prononce ces derniers mots en fixant de son regard près du lavabo le flacon de parfum Christian Dior et l’ensemble à manucure que son beau Johnny lui a apporté ce matin avec en prime une enveloppe laissée discrètement sur la table de nuit et contenant deux beaux billet de cent dollars. Ce geste est d’autant plus appréciable qu’il était gratuit puis que leur seule étreinte de la journée a consisté en quelques baisers innocents. Johnny ce jeudi lui paraissait en effet un peu fatigué et préoccupé. De plus il a dû partir précipitamment. En tant que sergent-chef, il devait aller dans un tripot du voisinage près du port pour maîtriser un marin ivre qui menaçait de tout casser dans la baraque.
D’une certaine façon cet incident loin de déplaire à Man Za, au contraire lui laissait du temps pour se détendre et être à son meilleur. Et pour cause : car ce Jeudi soir n’allait pas se dérouler dans la morne routine des autres journées. Ce soir Zaza attend un visiteur de marque. Elle reçoit en effet son régulier, un certain Monsieur Juge, qui en plus d’être un chaud lapin est au régime sec depuis son veuvage de près de deux ans. Perdue dans ses pensées et anticipant les ébats affriolants de la prochaine nuit elle s’apprêtait, pour rentrer dans son bain, à enlever le dernier triangle de tissu qui protégeait ce qu’on pourrait appeler dans son cas, sa tirelire quand, par la porte entre baillée qu’elle avait oublié de fermer dans sa distraction, elle s’aperçut de ma présence inopportune. Furieuse, comme un félin, elle s’élance en ma direction pour me fermer la porte au nez, non sans m’avoir préalablement administré aux derrière un magistral coup de pied qui m’a fait retomber sur cette estrade devant vous pour vous raconter ma prochaine histoire.
Renaud Hyppolite