Skip to main content

Comme j'ai vécu : souvenirs d'antan (Marie-Thérèse Méhu)

Le Cap de mon enfance et adolescence est rempli de ces histoires de bravoure, de fierté, d’abnégation qui semblent être l’appartenance des gens du Nord. Je peux dire que la ville du Cap-Haïtien est la charpente sur laquelle repose ma vie, la pierre angulaire dans la construction de mes rêves et c’est aussi vers les souvenirs que je me tourne dans les moments difficiles pour puiser le courage d’affronter la mélancolie. J’ai laissé le Cap pour des rives étrangères, j’ai visité de nombreux sites, certains plus célèbres que d’autres, j’ai admiré les ruines de la Grèce antique et les merveilles du Nouveau Monde, cependant il me parait nécessaire de retourner, de temps à autre, au coin natal pour retrouver mon essence. Ainsi comme l’ombre de mes premières amours, la cité de Christophe ne m’a jamais quittée, elle vit en moi.

Le Cap que j’ai connu, fut une ville où jadis régnaient l’harmonie, la courtoisie et l’esprit d’entraide. Ce qui a profondément marqué mon enfance, c’était surtout cette solidarité qui mobilisait tout le quartier à l’occasion de la mort d’un voisin, d’un accouchement à domicile ou des indispositions, chacun suggérant son expertise en la matière. Une de mes cousines est arrivée au monde en position siège, ce qui a causé un branle-bas, les femmes du quartier implorèrent le ciel à bras ouverts pendant que madame Cicéron, la sage-femme récita des psaumes en attendant le transport de ma tante à l’hôpital Justinien. Tel fut le Cap d’autrefois.

De mon temps les jeunes ne s’ennuyaient pas, car les activités culturelles et sociales étaient à la portée de tout un chacun. Au primaire, à la fin de l’année scolaire, les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny organisaient des tombolas ou des kermesses ouvertes au public, elles utilisaient le profit pour la propagation de la Foi ou pour subvenir aux besoins de l’établissement, c’était la seule occasion où filles et garçons pouvaient circuler librement côte à côte sans attirer l’attention des religieuses. A l’approche des grandes vacances, les Bonnes Sœurs organisaient aussi des promenades à destination de Rival, Vertières, Cormier, La Petite Anse, L’Habitation Leclerc. Des fois nous nous aventurions jusqu’à Camp Coq ou Milot pour une journée de détente, entassées comme des sardines dans un « camion-boite », accompagnées de nos maitresses.

Eden Cine

En tant que membre de la compagnie des guides Catherine Flon, je participais aux randonnées organisées par notre cheftaine, nous nous rendions parfois au Palais Sans Souci ou à Ouanaminthe pour une semaine, dormant à la belle étoile, notre feu de camp pétillant dans la noirceur de la nuit. Le cinéma faisait aussi le délice des jeunes de mon temps parce que le prix était abordable : cinquante centimes en matinée et deux films pour cinquante le vendredi chez Anacréon, le propriétaire du Ciné Eden. Je suis sûre que plusieurs filles de ma génération ont, comme moi, été amoureuses de ces grands acteurs : Vittorio de Sica, Gregory Peck, Richard Burton, Harry Belafonte, Kirk Douglass, Amedeo Nassari, Alain Delon, Jean- Paul- Belmondo, Sidney Poitier, pour n’en citer que ceux-là.

Salle paroissiale

Dans les années 50, les représentations théâtrales de la Troupe Comique le dimanche matin, après la grand-messe, venait rompre la monotonie de la semaine, on retrouvait un peu de tout : danses folkloriques, monologues, blagues, scènes de théâtre sur les mœurs de chez nous. La salle paroissiale était mise à la disposition de la Troupe et aussi des écoles pour les récitals à l’occasion de la fête des mères, la fête du drapeau, le 18 mai ou pour toutes autres activités scolaires.

Les réjouissances familiales tenaient une place importante parmi les divertissements, toute réunion était l’occasion d’une grande fête, surtout quand il s’agissait de marquer les importants évènements de la vie : baptême, communion, mariage, anniversaire de naissance, baptême de poupées. A la maison on tirait des contes, devinait, chantait, jouait aux cartes. Jeunes et vieux trouvaient du plaisir dans les jeux de cartes à l’occasion desquels l’on servait crémasse ou sucrado (un parent du sellé bridé) pour les adultes et du kola pour les enfants.

Deux ou trois semaines à la campagne durant les grandes vacances d’été faisaient du bien aux étudiants, j’attendais toujours avec impatience cette période. Mes années à Ferrier pendant trois années consécutives 1947-50, ont rendu mon enfance heureuse. Mes relations avec les habitants du bourg m’ont permis d’avoir, plus tard dans la vie, une perspective différente des gens et des choses, j’y ai rencontré de pauvres gens illettrés qui exhibaient plus d’intelligence et de sagesse que des citadins instruits ; l’intelligence naturelle, celle qui nous guide, est innée.

Les promenades sur le Boulevard étaient le passe-temps des jeunes hommes et des jeunes filles pendant les vacances d’été, nous y allions en groupe, quand il faisait beau temps. Le bruit soupirant des vagues qui frappaient le flanc du quai offrait un air idyllique à cette place qui demeurait le coin préféré des amoureux. Les cocktails et les thés dansants, chaque dimanche à Rumba, offraient également aux jeunes une occasion de se divertir dans une saine atmosphère au son de l’Orchestre Septentrional ; le plus souvent on y allait pour rencontrer l’être cher ou s’amuser au rythme du cha cha cha ou du twist.

Les fêtes champêtres, les fêtes patronales étaient de vraies occasions de réjouissances pour ceux ou celles qui y participaient. Quant à moi, la seule à laquelle j’ai assistée est celle de Saint Jacques sous l’invitation des parents d’une amie. Nous partions du Cap pour nous rendre à la Plaine du Nord une semaine à l’avance afin de nous retremper dans l’atmosphère ; les grandes activités prenaient place la veille avec les bals champêtres, le boule bwa et l’exhibition des baigneurs du bassin Saint- Jacques. Cette dernière attraction attirait des curieux qui venaient admirer les prouesses des possédés qui plongeaient dans un bassin de boue, encouragés par les applaudissements de la foule ; quand ils remontaient à la surface, ils étaient méconnaissables, seule la brillance de leurs yeux perçait dans ce badigeonnage de circonstance.

Noël et le jour de l’An étaient plutôt célébrés en famille, mettant l’accent sur le caractère religieux de l’époque ; autrefois Noël débutait bien avant le 24 décembre ; dès la fin de l’été, tout le voisinage était préoccupé avec l’achat ou la préparation des liqueurs : anisette, cacao, crémasse ou pelures d’oranges macérées dans du rhum, ainsi qu’à l’engraissement d’une dinde, qui attendait durant des mois, ce jour fatidique où elle ira rejoindre ses ancêtres. Une semaine avant Noël on installait sur une table une crèche représentant la scène de la Nativité ainsi que des personnages du terroir comme Tante Jeanne et Maitre Olivier; elle était décorée avec des ballons, des guirlandes en papiers et un fanal en carton, coloré en bleu et rouge et abritant une bougie à l’intérieur pour éclairer la crèche. On se réunissait en famille ou avec des voisins pour chanter des cantiques propres à la circonstance (chante Nwel) : Il est né le divin enfant, Jouez hautbois, résonnez musettes ; Les anges dans nos Campagnes ont entonné l’hymne des cieux ; Venez divin Messie sauver nos jours infortunés ; Minuit Chrétiens, c’est l’heure solennelle ; Maitre Olivier dépêchez-vous ; Joseph mon cher fidèle… etc.

Après la traditionnelle messe de minuit, les cantiques reprenaient avec plus d’enthousiasme et le réveillon se poursuivait par la dégustation de mets délicieux préparés par des mains expertes : bouillon, griot, dinde, riz et pois, bananes frites, acras, pâtés, et un dessert pour terminer. Les cadeaux étaient simples et peu couteux, car pour la majorité des gens les moyens financiers se trouvaient limités. Noël, aujourd’hui, est devenu une fête commerciale.

Le premier Janvier, en plus d’être le premier jour de l’année, c’est aussi la date de la proclamation de l’indépendance de notre pays aux Gonaïves en 1804 ; à cette occasion l’on formule des souhaits à l’endroit de nos parents, des proches de la famille et des amis : des vœux de santé, bonheur, amour, succès et prospérité. De même nous profitons de ce jour pour commémorer nos aïeux qui nous ont légué ce coin de terre où il fait bon de vivre, libres et indépendants. Le premier janvier est encore célébré aujourd’hui, en Haïti et en diaspora, par la consommation de la soupe de giraumon (soup joumou), une très vieille tradition.

Le Carnaval représentait une période de métamorphose partagée par toutes les couches sociales, une période durant laquelle les gens sérieux se transformaient en badins, se laissant entrainés dans une euphorie passagère. Toute la ville se donnait rendez-vous à la rue Espagnole ou à la place Notre-Dame pour gouter à l’une des distractions qui lui étaient offertes gratuitement, un passe-temps agréable pour admirer des gens masqués qui exécutaient des pirouettes pour amuser la foule de curieux. Hommes et femmes, jeunes et vieux, riches et pauvres, cachés derrière leurs masques, profitaient du carnaval pour exhiber leur délire.

Durant les années 50 de beaux chars décorés ont fait leur apparition durant les Trois Jours Gras, ajoutant un certain lustre aux autres activités. La foule se rassemblait sur le parcours du défilé pour évaluer les cortèges, car la mairie accordait des prix aux chars allégoriques les mieux décorés ; la plupart assumait des publicités pour des compagnies comme Maritimas, Ceteco, Cigarette Créole etc. Des jeunes gens déguisés en prince, princesse, affranchis etc. faisaient de leur mieux pour animer ces chars, dansant frénétiquement au son d’une musique entrainante. Tout se déroulait dans une atmosphère de gaieté et de lascivité.

Mardi, le dernier des Jours Gras, le rendez-vous était au Champ de Mars pour la cérémonie du Boule Bwa, celle de l’adieu au Carnaval. Comme de coutume, on immolait sur un grand feu de bois, une énorme poupée à l’effigie de la victime de l’année, une chanson était composée à son honneur et on la fredonnait durant toute la période du carnaval. Une amie plus âgée se souvient d’une grosse tête à l’image du président Elie Lescot que la foule excitée trainait jusqu’au Champ de Mars en fredonnant :

Lescot payass, rale kò-wou, rale kò-wou, rale kò-wou…

Le Boule Bwa annonçait une autre période, celle du Carême et des privations. Ce fut le bon vieux temps, il m’arrive souvent d’y penser avec cette nostalgie que seuls les déracinés peuvent ressentir.

Mes souvenirs des concerts du dimanche et jeudi soir sont restés gravés dans ma mémoire. Je les ressasse assez souvent parce qu’ils ont profondément marqué mon enfance et adolescence au Cap-Haïtien, il m’importe donc de m’y attarder de façon plus ou moins détaillée. Cette tradition, semble-t-il, date de l’occupation américaine ; la fanfare des gardes de l’arsenal est donc un vestige des forces occupantes, aussi bien que le kiosque de la Place Notre-Dame.

Les musiciens qui faisaient partie de l’orchestre étaient choisis pour leur talent et leur zèle. Au début, ils portaient, selon un contemporain de mon père, un uniforme blanc et exécutaient leurs prouesses seulement à l’occasion des fêtes patronales ou civiques, par la suite ils étendirent le privilège au bénéfice du grand public sous forme de concert et parade militaire.

Ces souvenirs se présentent en deux étapes :

D’abord celle de mon enfance, âgée de cinq ans à peine, cette période est vraiment la plus belle de ma vie. Comme nous habitions assez proche de la Place Notre-Dame, je pouvais entendre la musique dès que l’orchestre commençait les exercices de répétitions qui précédaient l’ouverture du concert. A ce moment, ma sœur et moi nous sautions de joie à l’anticipation des plaisirs à venir. Habillées de jolies robes brodées par l’une de mes tantes, les cheveux enrubannés, nous tenions fermement la main de ma grand-mère qui nous accompagnait aux concerts du dimanche soir.

Si jeune, je ne pouvais pas apprécier la justesse des notes qui s’échappaient des instruments, j’étais plutôt préoccupée à courir à toutes jambes après les jeunes de mon âge, à ramasser des cailloux ou à jouer à cache-cache. La Place était remplie d’enfants qui prenaient leurs ébats sous l’œil vigilant des parents qui préféraient le confort des bancs en ciment et s’enquéraient des dernières nouvelles circulant dans la ville, c’est-à-dire des récents « tripotages ».

Le concert débutait à sept heures du soir. À ce moment assis en rang à l’intérieur du kiosque, les musiciens sur le signal du maestro commencèrent à offrir au public des morceaux de leur riche répertoire, sous les applaudissements d’un auditoire captif et heureux. J’ai un doux souvenir des rythmes cadencés de O’ Firmin Savaille, Hilarion Toussaint et Léonville Gédéon ; ces derniers nous ont laissé un patrimoine musical important.

J’ai un souvenir tout à fait diffèrent des concerts de mon adolescence, à l’âge de la puberté les mêmes expériences nous affectent différemment. Après les vêpres du dimanche, je me dépêchais de rentrer à la maison pour me rafraichir le visage, ajuster ma tarlatane, fixer mes cheveux avant de rejoindre mes amies du quartier à la Place Notre-Dame. À ce tournant de ma vie, j’étais à même d’apprécier les bienfaits du concert.

De la musique il y en avait pour tous les goûts ; pendant la première période on entendait surtout des valses, des ballades, des morceaux classiques, des Marches. Je me laissais emporter par l’euphorie de cette atmosphère enivrante, loin des problèmes quotidiens et ne sortais du rêve qu’avec l’annonce de l’intermède qui me ramenait à la réalité. Je profitais de ces minutes d’interruption pour saluer les amies, mes camarades de classe ou pour me rendre devant le Presbytère où des marchandes, dans des bacs bien achalandés, étalaient leurs friandises : sucre à la menthe, douces aux noix, douces au lait, piroulis, bonbons d’amidon, boules Saint-Lô, titato, gingembrettes, bougonnen mayi, chicklets etc. Ma préférence allait toujours au sucre à la menthe.

La deuxième partie de la présentation s’annonçait par l’arrivée des chansons populaires, celles du terroir telles Choucoune, Ayiti Chéri, Mache Pran Yo, Kawolin Akao, Twa Fey, twa racine, Anba Pon Pawa, Watchacha Watchacha Wayo etc. À ce moment on remarquait une sorte d’effervescence parmi les spectateurs qui dansaient au rythme endiablé de la musique ; enthousiasmés, ils faisaient entendre leurs applaudissements. C’était un véritable plaisir d’admirer ce groupe hétéroclite qui profitait des dernières minutes du concert pour se dégourdir les jambes. La fanfare terminait la soirée par « l’Ochan ». Alors debout on écoutait fièrement la Dessalinienne :

Pour le pays, pour les ancêtres

Marchons unis, marchons unis

Dans nos rangs, point de traitres

Du sol soyons seuls maitres

Marchons unis, marchons unis.

À cette époque, aller au concert signifiait tout simplement détente, rendez-vous des amoureux et « telediol » ; tout comme le Carnaval, cette attraction permettait aux gens de différentes classes sociales de se regrouper sous la même bannière, celle de la musique, laquelle transcende tous les préjugés. C’est ainsi qu’on pouvait remarquer Monseigneur Cousineau au balcon de l’Evêché, les prêtres au presbytère, des étudiants, des malades en convalescence, des grand-mères, Djo Kannel et des notables de la ville applaudir à l’unisson nos chansons du terroir. La simple évocation de ces souvenirs remplit mon cœur d’une indicible joie.

Je n’ai plus revu le Cap-Haitien depuis mon départ d’Haïti en 1964, mais au dire de ceux et celles qui s’y sont aventurés la ville ne représente plus cet oasis où il faisait bon de vivre dans une atmosphère de sureté et de solidarité ; les rues ne sont pas bien entretenues et les nouvelles constructions laissent à désirer, la physionomie architecturale du Cap est à jamais altérée. Je suis sûre qu’il renaitra de ses cendres pour retrouver sa splendeur d’antan, une ville florissante, réclamant sa place de pionnière dans l’histoire de la fondation de la République. Grace à la ténacité des résidents et l’expertise des jeunes volontaires de la diaspora, un renouveau s’annonce pour le Cap-Haitien. A l’occasion du trois- cent- cinquantième anniversaire de la fondation de la ville, mon rêve serait de voir rétablir cette discipline, cette fierté, cet entregent qui jadis reflétaient le caractère des gens du Nord. Jeunes Capois et Capoises d’aujourd’hui soyez fiers du passé de votre ville, quant à son avenir, il repose dans vos mains.

Carnaval au Cap-Haitien années 1962
Marie-Thérèse Méhu-François