Un voyage au Cap avec l’oncle Dé-à-Coudre (David Homel)
Ma mère avait plusieurs frères, elle les a encore, bien qu’ils soient morts. Tous sont nés en Russie, y compris son frère Sam, le dernier à décéder tout récemment (que le Seigneur ait son âme). Sam était si petit que dans la famille on l’appelait « Teemb ». Ce sobriquet, Dé-à-Coudre, vient du mot yiddish, ou bien de l’anglais, ou bien des deux, car Sam était à peine plus grand que ça : un dé à coudre.
Et parce que l’oncle était petit, il était la cible parfaite pour les petits voyous du coin qui voulaient se faire grands. À toutes les fêtes de la Saint-Patrick, me racontait chaque année ma mère, des Irlandais battaient Teemb dans la rue, car en plus d’être petit, il était juif, et eux, Irlandais. À la grande époque de l’immigration à Chicago, il n’y avait pas de quartiers uni-ethniques. Plusieurs nationalités se côtoyaient quotidiennement, ce qui permettait des échanges interculturels, dont l’Oncle Dé-à-Coudre a été la victime.
Teemb faisait figure de martyre dans la famille. Doublement martyr, au fait. Une fois au sein de la famille, avec ce sobriquet, et une deuxième fois dans la rue, annuellement, par des Irlandais ivres.
Teemb était un grand voyageur. C’était un vendeur itinérant. Non pas un simple camelot avec une charette et un vieux cheval qui passait sur les routes de campagne. Il allait dans des pays où l’on avait besoin de ses services de vendeur, d’agent, d’importateur, d’exportateur, d’intermédiaire.
Ma mère, la dernière de sa génération, ne sait toujours pas trop où il allait, ni ce qu’il vendait, ni à qui. « On ne posait pas de questions à cette époque, » m’a-t-elle dit. « Surtout si tu étais une fille. »
Je ne suis ni de cette époque-là, ni une fille. En 1973, j’avais fini mes études universitaires, la question du Vietnam avait été réglée (j’avais une exemption médicale et, d’ailleurs, cette guerre tirait à sa fin, quoiqu’elle allait mettre encore deux années encore avant de mourir), et je n’avais rien à faire. Pas de plans, ni de projets. Un jour, je pris les annonces classées du Sun Times, un quotidien de Chicago. J’ai cherché sous la rubrique « Drive Away Cars » – les autos à livrer dans des villes lointaines – et je me suis trouvé une voiture à livrer à Miami.
Pourquoi Miami? Parce qu’en hiver, il y fait plus chaud qu’à Chicago. Parce que les jeunes Américains ont toujours eu cette passion pour la route, parce qu’une voiture était disponible pour cette destination (une Cadillac, en plus, propriété d’une quelconque veuve retraitée qui ne voulait pas faire le voyage elle-même), parce qu’une fois sur place, je pourrais demeurer chez Teemb qui y vivait avec son épouse.
Une fois installé dans la modeste demeure de Teemb, qui était un inconnu pour moi (on n’était pas très famille dans ma famille), mais un inconnu avec des liens de sang, j’ai commencé à poser des questions. À vrai dire, mes questions ne faisaient que répondre aux siennes : « Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant? » Façon polie de me demander combien de temps je comptais passer dans son petit appartement. Voilà que la question des Caraïbes a surgi. Je cherchais ma prochaine destination. Cette destination me posait problème, car il n’y a plus de route après Miami, que de l’eau. Je lui ai demandé ce qu’il connaissait des Antilles.
« Si tu veux voir une belle ville, c’est Cape Haitian, » m’a-t-il dit, enthousiaste soudainement. « Comme une petite Nouvelle-Orléans. » Je n’avais jamais été à la Nouvelle-Orléans, et la référence n’éveillait rien chez moi. J’écoutais ses descriptions, j’écoutais aussi la légende des Juifs sur la Côte nord de la République dominicaine (une légende qui s’est avérée vraie) : tout cela m’ouvrait l’appétit. À son grand soulagement – car un appartement se rétrécit lorsque le couple qui l’habite ne s’entend plus – j’avais trouvé ma prochaine destination.
Son épouse, agente de voyage, m’a procuré un billet d’avion bon marché pour Port-au-Prince. « Laisse faire cette ville, c’est un trou, » m’a conseillé Teemb avec sa franchise habituelle. « Va plutôt à Cape Haitian. »
Je lui ai demandé comment il connaissait ces lieux-là. Il a haussé les épaules, comme si la question n’avait pas de sens. « J’étais dans la vente. Remarque, j’y ai été en bateau. Dieu sait s’il y a des routes. Mais tu découvriras. »
Port-au-Prince, un trou? Disons, un choc culturel. On était en janvier ou février 1974, les États-Unis venaient tout juste d’émerger d’une période de guerre raciale dont le point culminant avait été le meurtre politique du Dr Martin Luther King Jr. Le premier choc : aucun noir ne me regardait avec haine, méfiance ou peur parce que j’étais blanc. Quel luxe!
À l’aéroport, on m’a donné une liste d’hôtels agréés et on m’a prié de faire mon choix. Un taxi m’y emmènerait. Joujou Guest House – pourquoi pas? Le nom laissait présager une atmosphère enjouée.
Au Joujou, j’étais un objet de curiosité, avec raison, mais somme toute un mauvais client. Le soir, je ne voulais pas me procurer la compagnie agréable de quelque jolie fille, « juste pour te désaltérer », selon la poésie propre à la proposition. En tant qu’enfant des années 60, l’argent et l’amour ne savaient se toucher. Ce n’était pas dans ma culture : un jeune Marxiste ne peut se rendre au bordel. La propriétaire du Joujou restait perplexe. Je l’écoutais discuter de mon cas avec les autres femmes du lieu. « C’est à cause de son français, » a-t-elle décrété. « Mais il parle français, » objectaient ses soeurs. « Il a étudié le français, » a-t-elle coupé. « Il ne le parle pas. »
Le jour, je me promenais dans Port-au-Prince, ce trou, selon l’Oncle Dé-à-Coudre. Deux chocs supplémentaires m’attendaient. La politesse exquise des habitants. Et le manque complet de vie privée, d’intimité, d’espace à soi. Une fois j’étais assis devant le Palais national, à jouir du soleil et à me demander ce que diable je faisais là, lorsqu’un homme s’est approché de moi, m’a demandé la permission de faire comme moi. De s’asseoir. Bien sûr.
« Vous êtes seul, » a-t-il constaté. Je ne pouvais le contredire. « C’est triste d’être seul, » a-t-il conclu. « Oui. Non. » Ma réponse ne lui a pas plu : « Je vais rester avec vous et, de la sorte, vous ne serez plus seul. » Je l’ai remercié. À mon tour de rester perplexe car une étrange cohabitation a suivi. Ce monsieur ne voulait rien de moi. Il ne voulait même pas faire la conversation. (Sa parole était d’or.) Il tenait à ce que je ne sois pas seul. Et il a tout à fait réussi.
Après un certain moment, je me suis rappelé un café qui semblait suivre le modèle des cafés européens, avec des tables individuelles où un individu comme moi, avec son individualisme, pourrait passer le temps. Ce lieu s’appelait le Café Napoli, si je ne m’abuse. J’ai informé mon voisin de ma décision. Brièvement, son visage s’est renfrogné, comme s’il désapprouvait mon choix. « Là, vous ne serez pas seul. » Et il m’a raccompagné jusqu’aux portes de ce café bruyant, où un match de foot passait à la radio.
Dans le tumulte, je me suis rappelé le Cap-Haïtien. Le Cape Haitian de mon oncle. On y accédait de deux manières. En avion : selon les ouï-dire, la piste était couverte de barils, qu’on poussait à l’approche de l’appareil. Parfois, on négligeait de libérer la piste avant l’atterrissage. Puis, il y avait la route, en camion. J’ai choisi cette dernière solution : une nuitée sur les routes entre Port-au-Prince et le Cap, l’immersion en langue créole. J’avais reçu la bénédiction de Mme Joujou, heureuse de se défaire de son étrange client : un petit lunch dans un sac contre la promesse de ne rien manger en chemin.
L’oncle Dé-à-Coudre avait dit vrai. Le Cap-Haïtien est un bijou. J’ai trouvé à me loger aux Brises de mer (ou est-ce Bises de mer?), noble demeure du Vice-Consul honoraire du pays de Norvège. Cet homme était tout droit issu d’un roman de Graham Greene, mon écrivain préféré. « La Norvège au Cap-Haïtien? » je lui ai demandé. C’était un homme dans la cinquantaine avancé, maigre, droit, le teint jaunâtre, les yeux clairs, qui régnait sur sa maison et ses domestiques. « Un marin norvégien a connu un malheur ici, il y a longtemps, » m’a-t-il expliqué. « Je suis venu à son aide. Et depuis… » Un geste vague, un sourire triste. Un lézard est passé en vitesse entre nos pieds.
Le soir, je sortais. Au cinéma, j’ai vu Walking Tall, un film américain qui raconte la vengeance d’un shérif justicier qui réduit ses ennemis en bouillie à l’aide d’un bâton de bois et des astuces du kung fu. J’aillais au café boire du clairin. Dans la rue, de jeunes hommes tournaient et tournaient sans cesse sous un lampadaire, comme des papillons de nuit. J’entendais murmurer c’est Vénus toute entière à sa proie attachée… Les alexandrins de Phèdre sous les Tropiques. J’adorais ce dieu que je n’osais nommer. Jamais Racine ne m’avait semblé si actuel, si sensuel, si explosif de souffrances. J’ai croisé un petit groupe de Canadiens-français qui taquinaient le chanteur local, poète à ses heures. Ils insistaient pour qu’il chante « Pas dis ça », une chanson populaire sur la gaieté de la mort. « Ce serait une profanation, » leur a-t-il répondu, offusqué. Il ne voulait chanter qu’une chanson, sur l’amour celle-là, sur son coeur fidèle, et le chant d’un rossignol – j’ignorais qu’il y avait des rossignols dans la jungle haïtienne.
J’avais retrouvé le Paradis de l’oncle Dé-à-Coudre. Je l’imaginais au Cap dans les années 30, chassé d’Amérique par la Grande Dépression économique, à faire de la vente. Il était sûrement plus libre que moi, jeune puritain juif de gauche.
Vingt ans après mon voyage au Cap, soixante ans après celui de Teemb, j’étais dans mon studio avec Dany Laferrière à Montréal. Lui s’asseyait sur le divan, lequel avait la particularité de laisser la marque de ses pois en plastique sur les vêtements. Je lui ai raconté mon Cap-Haïtien : la piste de danse parfaitement ronde au Club des Mélomanes, le nain affecté à saupoudrer la surface de talc à chaque pause. « C’était l’Orchestre Septentrional qui y jouait! » Même enthousiasme que chez Teemb. « Il faudrait que tu fasses quelque chose avec tout ça. »
J’ai suivi son conseil. J’ai finalement remercié l’oncle Dé-à-Coudre (que le Seigneur…). J’écrivais à cette époque Un singe à Moscou, qui devait sortir en 1995. Alors, dans le roman, le Russe Borodin perd la malle qui contient les bijoux de la couronne de Nikolaï, le dernier Czar, quelque part aux Caraïbes. Subitement, l’intrigue change. Surveillance américaine du FBI oblige, Borodin abandonne la malle au Cap, il envoie les amants Sonya et Jack la récupérer. Ils y connaissent les plaisirs de ce lieu, dans la rue ils entendent les vers de Racine sans les comprendre, ils rencontrent le poète à la guitare que je nomme Saint-Aubin, le Duc de l’Avancé (merci, Dany), ils vont avoir avec lui une conversation sur la capacité des petites langues à exprimer de grands sentiments, car eux entretiennent la même relation avec le yiddish que Saint-Aubin avec le créole…
C’est comme ça que le Cap, Cap Haitian, est entré dans les livres. Il y est tout à fait à l’aise.
David Homel, extrait de Rodney Saint-Éloi et Stanley Péan (collectif sous la direction de), Nul n’est une île, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2004.