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Barrière-Bouteille : d’hier à aujourd’hui : Partie 1 (Collectif Tet Ansanm pou Okap)

Barrière-Bouteille, vers 1910

En cette année commémorant le 350ème anniversaire de fondation de la ville du Cap, qu’il nous soit permis de remonter à la description d’un point important sinon crucial dans l’histoire et la sauvegarde de la ville. De prime abord, nous vous situons ici Barrière-Bouteille, ce lieu longtemps considéré comme la Porte d’Entrée de la ville du Cap et de l’utilisation qui en fut faite au fil des années.

Barrière-Bouteille et les forts qui la défendent, joueront un rôle de tout premier plan dans la guerre de l’Indépendance qu’il est important de souligner de manière spéciale. Ce sera le sujet du second volet de notre présentation. (Note de la rédaction).

Barrière-Bouteille : la place-forte

Théâtre de plusieurs évènements de l’histoire du Cap et d’Haïti, Barrière-Bouteille fut, dès la colonie, une porte d’entrée de la ville du Cap.

Plusieurs théories sont avancées pour expliquer le nom de l’endroit.

Dans le Dictionnaire géographique et administratif universel d'Haiti illustré de Rouzier on définit Barrière-Bouteille comme Entrée ainsi appelée parce qu'elle en a la forme,située dans la ville du Cap- haĩtien,sur la route du Haut-du-Cap(1). Pour certains, Barrière-Bouteille comme son nom l’indique, est une langue de terre étroite, un vrai goulot de bouteille, encaissée entre la mer et la dernière pente en falaise du Morne-Rouge(2) . Plus encore, un autre auteur défend la thèse suivante :

.....On aboutit ainsi à des confusions tragi-comiques, comme c'est le cas, par exemple, pour la Barrière-Bouteille, à l'entrée du Cap sur laquelle s'est développée toute une légende étymologique fondée sur des prétendus tessons de bouteilles mis par les colons sur les murs pour empêcher les esclaves d'entrer dans la ville alors qu'il s'agit simplement du nom du portail d'entrée (barrière comme partout) de l'habitation du colon Bouteilhe.(3)

Quel que soit l’origine de son nom, Barrière-Bouteille est un lieu emblématique du Cap, dès le début de la colonie. C'est la porte d'entrée au sud qui fait partie du dispositif de défense de la ville. Dans son Histoire militaire de la guerre d'indépendance de Saint-Domingue: Volume 1, Alfred Nemours (4) donne une vision assez juste des fortifications de la ville sur le front de terre, dont Barrière-Bouteille constituait un élément-clé. S’inspirant de renseignements puisés dans le Mémoire du chef de bataillon Moulut, commandant le génie de la place du Cap, dressé le II frimaire an XI (1er décembre 1802), il en dit :

«Redan et Barrière-Bouteille. — Ils sont situés à 550 mètres au sud de la ville du Cap, au pied de l'arête qui aboutit à la rivière du Haut-du-Cap. Un mur crénelé avec banquette, permet de battre les approches marquées au tir des pièces. La barrière a été récemment reconstruite à neuf.»

Plus loin, il mentionne que «le Fort Belair, situé à 300 mètres à l'ouest de la Barrière Bouteille, protège à la fois la rade et l'hôpital des Pères placé au sud. Les canons qui battaient la rade ont été désarmés, il en reste trois pour défendre les approches. Les fossés et les talus de l'escarpe ont été réparés et le fort relié par des abatis en épines de campêche avec le redan en maçonnerie placé à 150 mètres au sud-ouest.»

Ainsi, au sud, la ville du Cap était défendue, sur le front de terre par le Fort Belair. À cet effet, Henri Chauvet et Raoul Prophète, (5) dans leur ouvrage, À travers la République d'Haïti, relations de la tournée présidentielle dans le nord, sont encore plus précis :

Placé sur une éminence assez élevée, entourée de mamelons qui forment autant de redoutes naturelles, le fort Belair domine la ville du Cap, avec laquelle il est en communication, ainsi que toute la partie de la grande route qui conduit à la Barrière Bouteille. Si le fort Picolet commande l'accès du Cap par mer, le fort Belair est la clef de la ville par terre. Il est presque impossible de s'en emparer avant d'avoir éteint les feux de ses fortifications. Or pour arriver à Belair, il faut avoir forcé l'entrée de la ville par la Barrière - Bouteille et la Barrière - Bouteille, est déjà défendue par le fort Belair...

Plusieurs historiens ont souligné qu’il fallait déployer des efforts héroïques et parfois des stratégies pas toujours orthodoxes pour entrer de force dans la ville du Cap par voie de terre. En 1865, après plus de six mois de siège sans pouvoir y pénétrer, les troupes de Geffrard franchirent Barrière-Bouteille et s’emparèrent de la ville, lors de l'insurrection de Salnave. Cependant, face à la détermination de Sylvain Salnave et de Demesvar Delorme, leaders des insurgés soutenus par les Américains, le gouvernement Geffrard ne put triompher que grâce à l’intervention directe et décisive de l’Angleterre. Ainsi, le président Geffrard eut recours au canon étranger pour y parvenir ! À sa demande, les vaisseaux de la marine anglaise, le Bulldog, le Galatea et le Lily bombardèrent la ville. Ce fut une victoire mais à quel prix ! Ce faisant, il y perdit son général en chef de l'armée, Lubeysse Barthélemy et mina sérieusement sa crédibilité. Charles Dupuy (6) s’en fait l’écho : Cet appel désespéré de Geffrard aux canons du Bulldog, du Galatea et du Lily pour mater la cité rebelle, ruina le peu de prestige et de crédibilité qui subsistaient en sa faveur dans l’opinion.

Barrière-Bouteille : «Bel Entrée»

Quelque vingt ans plus tard, ce fut une entrée bien plus glorieuse qu’y fit le président Florvil Hyppolite. Laissons-nous raconter cette arrivée au Cap par Chauvet et Prophète (7) :

……En dépit de sa gravité, on voit que le Président Hyppolite a l'âme réjouie, il répond amicalement aux saluts incessants qui lui sont adressés. La route s'étend droit devant nous pour finir à la mer et si l'on n’était pas renseigné, l’on se demanderait vers quel but l’on se dirige. Mais à la pointe du morne qui s'arrête abruptement à quelques mètres du rivage, on tourne à gauche par un coude brusque et l'on se trouve comme par un coup de théâtre devant la Barrière - Bouteille, c’est - à - dire devant la ville du Cap - Haïtien. Coup d'œil splendide ! La fortification avec ses meurtrières, bien propre ; drapeaux et oriflammes partout ; une foule compacte, serrée, composée d'autant de femmes que d'hommes ; et, comme une voix formidable, une acclamation prolongée que scandent les détonations graves des canons. Les chevaux ca racolent, joyeux : ils sentent un terme à leurs fatigues ! Au seuil de la barrière, Son Excellence est reçue par le général Bellevue Riché, commandant de la commune du Cap, qui, après le salut militaire et au milieu d'un silence, fait comme par enchantement, s'adresse en termes émus au Chef de l’Etat; ses paroles peuvent se résumer en ces mots expressifs : La ville et nos cœurs vous sont ouverts !

Aujourd’hui, la Barrière-Bouteille présente l’aspect assez charmant d’un édifice à trois colonnes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Jusqu’à l’époque de l’Occupation américaine, pour entrer comme pour sortir de la ville, on empruntait la même porte monumentale, certes, mais devenue trop étroite au fil du temps pour ne pas représenter un grave inconvénient à la circulation. Des travaux d’agrandissement devenaient nécessaires. À ce propos, écoutons Astrel Roland, le militaire responsable du Service de la Police de la ville du Cap en ce temps-là et le promoteur des importantes transformations qu’allait bientôt subir le monument. De l’époque coloniale jusqu’en 1928, nous dit-il, une grande barrière dénommée Barrière-Bouteille contrôlait l’entrée de la ville du Cap-Haïtien et la sortie. La circulation des véhicules s’intensifiant causait un embouteillage qui rendait difficile le mouvement dans la région. Pour remédier à cet inconvénient, je décidai d’ouvrir une seconde barrière identique à l’ancienne. Grâce à la compétence de l’ingénieur Charles Box, les travaux furent réalisés en moins de trois mois. C’est ainsi que, depuis 1928, l’entrée de la ville se fait par la nouvelle barrière, celle donnant sur la mer, et la sortie, par l’ancienne. On s’en souvient au Cap et nul ne pourra détruire cette œuvre utile, bien qu’elle soit de mon initiative (Le naufrage d’une nation, p.75). Astrel Roland nous apprendra plus loin dans son ouvrage comment il fit appel à un autre ingénieur capois, M. Charles Martin, qu’il chargea d’agrandir les locaux de l’Arsenal en ajoutant des étages aux deux principaux bâtiments du complexe militaire. Ces paliers supérieurs furent construits à l’époque où Roland commandait le département militaire du Nord (dans Charles Dupuy, La Barrière-Bouteille). Pour en revenir à cette fameuse Barrière-Bouteille, autrement dit aux portes de la ville, signalons qu’elle comprenait tout un système de défense avec son poste de commandement, ses mâchicoulis, ses meurtrières, enfin tout l’appareil stratégique nécessaire pour assurer la défense de la ville.

Barrière-Bouteille a ainsi traversé les années et continuera de servir de «Bel Entrée» pour recevoir dignitaires. Le président Paul-Eugène Magloire y fit une entrée triomphale. Charles Dupuy (8) relate : «…, le président de la République et sa suite prenaient la direction du Cap-Haïtien. Avant d’entrer dans la ville, ils s’arrêtent devant le monument érigé à la gloire de Toussaint Louverture sur l’habitation Bréda. Après cette courte halte, c’est l’arrivée officielle à la Barrière-Bouteille où le président Magloire est accueilli par la foule en délire». Quelques années plus tard, le président François Duvalier y sera aussi accueilli lors de sa seule visite officielle au Cap-Haïtien.

Barrière-Bouteille : point de contrôle

Barrière-Bouteille restera longtemps un « point de contrôle » dans la pure tradition de ce qu'elle était du temps de la colonie pour assurer la sécurité de la ville. Pendant un certain temps, les automobiles tant privées que publiques étaient tenues de s’arrêter car une chaine en obstruait d’abord l’entrée et la sortie, puis plus tard seulement la voie d’entrée. Chaine gardée en place de jour comme de nuit, qui était actionnée à la main, pour ne laisser entrer qu’un véhicule à la fois après identification. Oui, il fallait montrer « patte blanche » pour entrer dans la Cité. Tout chauffeur voulant entrer en ville était obligé de s’arrêter. Un soldat de l’avant-poste était chargé d’enregistrer l’immatriculation du véhicule, le nom du chauffeur et pour les étrangers, le motif de leur arrivée. Parfois, le soldat en question s'approchait du véhicule pour en inspecter occupants et contenus, à d’autres moments, le chauffeur du véhicule se rendait sur la galerie de l’avant-poste ou à l’intérieur pour s’acquitter de cette routine. Fastidieux, hein! Heureusement que la circulation à l’époque n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui!

Pendant les années 60, on y ajouta un poste de péage. Tout véhicule, à l’exception de ceux des autorités de la ville, et les véhicules officiels, payait 1.00 gde pour traverser. Des difficultés se sont présentées, dès le début, avec les véhicules de transport qui faisaient le va-et-vient plusieurs fois par jour. Ainsi, un ticket de passage fut donc émis au premier passage de la journée permettant, pendant le reste de la journée, de retraverser sans avoir à repayer. Ce même dispositif fut aussi mis en place au Pont Hyppolite. Ceci fut d’ailleurs mis en vigueur sur plusieurs routes nationales. D’aucuns se demanderaient à quoi servaient les fonds recueillis? Nous n’avons pas la réponse. De toute façon, Barrière-Bouteille n’y a point échappé.

Si la structure de l'avant-poste de Barrière-Bouteille n'a pas changé depuis les années 1950, le monument a pu être vu sous des atours diversement colorés, au grand dam des Capois. De jaune comme il a longtemps été lorsque que les guérites étaient gardées par la police ou les Forces Armées d'Haïti (FADH), certaines fois, il a été peint en saumon, en blanc ou en bleu et blanc, et même en rose pour un temps. Cependant, quel qu’en ait été la couleur des murs, les mêmes fonctions y étaient remplies : le contrôle des allées et venues dans la Cité.

Barrière-Bouteille : aujourd’hui

Non loin des tours qui délimitent ces voies d’accès, se trouve l’une des gares routières desservant le Cap. Le spectacle qu’offre cette gare est fort peu réjouissant, avec son lot de véhicules embarquant et déchargeant passagers, équipage et frets, le tout entouré d’une chaine de petits commerces stables et ambulants et d’une foule, bigarrée, immense, de gens affairées, de mendiants et d’autres. Un tohu-bohu inimaginable auquel s’ajoutent maintenant les incontournables motos.

Au fil des dernières années, Barrière-Bouteille a fait l’objet de plusieurs projets de restauration pour «préserver ces traces glorieuses du passé». En 1982, puis en 2012 et finalement en 2018, l’Institut pour la sauvegarde du patrimoine national (ISPAN) a mené des interventions à Barrière-Bouteille. La structure des trois guérites marquant l’entrée sud de la capitale du Nord se délitait avec le temps, certains Capois avaient proposé de les déplacer, mais celles-ci, estime l’ingénieur qui s’est longtemps opposé à l’idée, « ont une valeur patrimoniale, touristique et historique ». Ces lourdes guérites de brique et ciment naturel étaient placées de manière stratégique pour permettre à l’Armée nationale dont elles portaient les couleurs de contrôler les entrées et les sorties dans la ville, faisant, selon le représentant de l'ISPAN, la fierté de la Cité. Deux dos d’âne seront également construits à l’entrée et à la sortie de la Barrière en vue de la protéger contre d’éventuels dommages causés par les véhicules. L’ISPAN prévoit aussi de recommander à la Mairie l’interdiction du passage des poids lourds dans la zone.

Ainsi, en l'espace de huit ans, l'ISPAN a restauré à trois reprises ce monument historique datant de l'époque coloniale. Malheureusement, ces travaux en cours à Barrière-Bouteille, même après leur achèvement, ne vont pas durer longtemps. « Aujourd'hui, il y a de gros camions, des containers qui passent entre ces guérites qui les endommagent constamment alors qu'à l'époque coloniale, elles n'ont été fréquentées que par des carrosses» affirme un représentant de l’ISPAN(9). Pour préserver ce monument historique, seule une intervention d’envergure, comme celle proposée par l’ISPAN, y parviendra. Ce vestige, témoin de tant de moments historiques, ne le mérite-t-il pas ?

Célèbre à travers le pays et même au-delà, la Barrière-Bouteille reste un témoin éloquent mais ô combien fragile du passé mouvementé de la ville du Cap comme de la nation haïtienne (dans Charles Dupuy, La Barrière-Bouteille).


Références

(1)Dictionnaire géographique et administratif universel d'Haiti illustré par Séméxant Rouzier et publié en France. Paris Imprimerie Brevetée Charles Blot, et Sans date, fin 19ème.

(2) Henri Chauvet et Raoul Prophète, dans leur ouvrage, À travers la République d'Haïti, relations de la tournée présidentielle dans le nord, Paris, Imprimerie Vve Victor Goupy, 1894. p.451.

(3) Musanji NGALASSO-MWATHA, dans Linguistique et poétique, l'énonciation littéraire francophone, 2008, p.254.

(4) Alfred Nemours. Histoire militaire de la guerre d'indépendance de Saint-Domingue: Volume 1, Paris, Berger-Levrault, 1925. pp.161-162

(5) Voir l’article de Charles Dupuy, dans la section Histoire du site pour en savoir plus : Le Fort Belair.

(6) Voir l’article de Charles Dupuy, dans la section Histoire du site pour en savoir plus : Quand le Bulldog bombardait le Cap-Haïtien.

(7) Henri Chauvet et Raoul Prophète, idem. p.432.

(8). Voir l’article de Charles Dupuy, dans la section Histoire du site pour en savoir plus : La reconstitution de la bataille de Vertières en 1954

(9). Voir aussi Le Monument historique de l'entrée sud du Cap-Haïtien fait peau neuve

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(10). Charles Dupuy, La Barrière-Bouteille.