Sur la scène exiguë du lounge au rez-de-chaussée de l’hôtel s’entassent les membres d’un quintette qui ne m’ont pas l’air de s’être entendus au préalable sur le rythme du morceau : salsa, bossa-nova ou afro-cubain ? Si j’étais sur la piste, je ne saurais littéralement pas sur quel pied danser. Mais il est rare que je m’aventure sur une piste de danse et encore plus rare depuis les obsèques.
Je perds le compte des cocktails qui ont valsé jusqu’à ma table, et des don Juan maladroits qui aime- raient soit m’inviter à danser, soit se « joindre » à moi. La faune est moins blanche qu’à Cormier ou Labadie, destinations que j’abhorre depuis toujours, essentielle- ment fréquentées par les passagers de navires de croi- sières issus du nord de l’Europe, peu enclins à frayer avec la « négraille ». Il y a bien ici quelques Blancs européens ou étasuniens, mais je note surtout la diver- sité pigmentaire des spécimens de la bourgeoisie locale : requins du bizness, hommes mariés en quête d’aven- ture, inévitables gigolos, en apparence tous sensibles aux charmes de l’étrangère. Drôle de sensation de faire l’objet d’un pari : mais quel prix remportera donc celui qui réussira à entraîner sur la piste de danse – puis, qui sait, jusqu’à son lit – l’élégante marabout que je suis ?
Oh, mais je suis bête : leur gros lot, c’est moi !
L’endroit, m’a-t-on signalé, se nomme Club Meet, mais devrait-on écrire le mot avec deux E (« meet ») ou avec un E et un A (« meat ») ? Je n’en suis plus certaine et m’en fous un peu. Je pourrais en rire mais, malgré l’ivresse qui me gagne, je n’ai pas tellement le cœur à la rigolade.
Une ballade, enfin! Peut-être les musiciens vont-ils enfin adopter un même tempo. Je reconnais l’air de Choucoune, joué sur rythme de calypso. En disciple de Sonny Rollins, le saxophoniste attaque avec sensualité ce standard cher à mon cœur. « Lè mwen sonje sa, mwen genyen lapenn, de pye mwen nan chenn », ainsi se termine le fameux refrain, aux propos duquel je souscris corps et âme : « Certains souvenirs douloureux ressemblent aux entraves aux chevilles de mes ancêtres. »
Je n’ai pas vu arriver ce jovial moustachu qu’on jurerait issu d’un autre âge, qui a pris place à ma table, sans demander la permission de s’asseoir, à croire qu’il était attendu. D’un signe de la main, il interpelle le garçon de table.
– Mon brave, de grâce : de quoi nous abreuver !
Mes cours de poésie classique ont beau remonter fort loin, il me semble bien qu’il s’agit d’un alexandrin. Oubliant l’outrecuidance de son intrusion dans ma bulle, je me surprends à lui adresser une remarque qui fait écho à mon échange avec Krystèle un peu plus tôt.
– C’est drôle, votre visage me semble familier.
– J’en suis honoré, quoique Balzac je ne sois, clame-t-il en prenant dans sa main la mienne pour déposer délicatement ses lèvres sur le dos de celle-ci. Mon nom est plutôt Oswald Durand, fier capois.