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Traversée du Cap
avec l’aïeul - I

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Auteur:
Stanley Péan
Extrait de:
Crépusculaires
Éditions Mains libres
I

Perché à flanc de morne au-dessus de la ville, à une demi-heure de route de l’aéroport Hugo-Chavez, l’hôtel surplombe une magnifique baie s’ouvrant sur la mer des Caraïbes. À la ravissante Métisse au teint caramel et aux allures de top-modèle qui m’accueille, debout derrière le comptoir de la réception, je tends mon passe port et la fiche confirmant ma réservation. Bien que je me sois adressée à elle en français, la prénommée Krystèle – j’ai lu l’épinglette à sa boutonnière – me salue et me pose les questions d’usage dans un anglais hési- tant, un choix de langue sans doute inspiré par ma pièce d’identité étasunienne et mon patronyme anglo-saxon. Sur un ton enjoué, je lui propose de poursuivre l’échange en créole si elle est plus à l’aise dans la langue de Maurice Sixto. Elle m’octroie en guise de réponse un sourire ravageur.

Elle fronce les sourcils en ouvrant le passeport, signe d’une perplexité qui persiste tandis qu’elle me compare à ma photo.

– Quelque chose ne va pas ?

– Non, non, dit-elle de sa voix fluette de jeune Haïtienne de bonne famille. C’est juste que vous me rappelez une dame que j’ai connue…

– Ah bon ? Qui donc ?

Elle hésite, peut-être de peur de commettre une indiscrétion. Sans doute les règlements de l’établissement proscrivent-ils ce type d’interaction avec la clientèle for- cément friquée venue de l’étranger. Un simple clin d’œil agrémenté d’un sourire suffit cependant à dissiper toute crainte d’une plainte que j’adresserais à la direction.

– Je trouve que vous ressemblez à Adriana Angrand.

J’acquiesce de la tête. Ce n’est pas la première fois qu’on me signale l’air de famille qu’il y a entre moi et cette personnalité capoise qui a longtemps tenu une pharmacie au centre-ville.

– Adriana était la cousine de ma mère.

– Eh bien, moi, c’était ma grand-mère !

– Alors, ma belle, nous sommes petites-cousines, lui dis-je en lui serrant chaleureusement la main.

N’étant pas très chargée, je m’apprête à monter seule vers ma chambre, mais la Krystèle insiste pour que l’un des chasseurs s’occupe de mon léger bagage. Je tiens tout de même à garder mon ultraportable en bandoulière et aussi, surtout, à garder serré contre mon ventre mon petit sac de voyage contenant l’urne. Par principe, notamment. Je ne m’en suis pas départie depuis la veille et n’en ai pas l’intention avant la mise en caveau après-demain. Par principe, également. Ma mère n’avait-elle pas pour son dire : « Chose promise, chose due » ?

Maman. Comme il m’est difficile de penser à toi à l’imparfait. Je ne m’habitue pas encore. M’habituerai-je un jour ?

II

Pour m’épargner l’agitation qui règne en permanence dans la capitale, j’ai choisi un trajet qui me mènerait au Cap sans passer par Port-au-Prince. À l’aéroport, cet après-midi, le douanier ne faisait que son boulot quand il m’a interrogée sur le contenu de ce vase en bronze, mais je n’ai pas apprécié son attitude inquisitrice, soup- çonneuse.

– Monsieur, je ramène les cendres de ma mère dans sa ville natale comme je lui ai promis.

Je sais, même si la dictature est censément chose du passé, il vaut toujours mieux ne pas contrarier un homme en uniforme ici, comme n’importe où ailleurs de toute manière. Quelque chose – mon port assuré, mon expression, mon regard peut-être – a cependant dissuadé le douanier de pousser plus loin son enquête. Franchement, si j’avais essayé d’entrer au pays avec de la cocaïne ou une autre drogue de contrebande, n’aurais-je pas opté par stratégie pour une attitude plus conciliante? Du reste, avais-je une gueule de trafiquante, moi ?

J’empoigne la manette, la pointe machinalement vers l’écran plat, fais un tour d’horizon rapide de ce qu’offrent les multiples chaînes à ma disposition : une telenovela brésilienne, un débat sur les plus récents scandales de l’énergumène au teint orange à la Maison- Blanche, un reportage sur des manifestations dans la capitale, un match de foot disputé quelque part en Europe. Par nostalgie de ma jeunesse sans doute, j’ai arrêté de zapper en tombant sur une reprise d’un vieil épisode de Star Trek. Libéré du stoïcisme que lui impose sa culture depuis l’enfance, M. Spock fond en larmes à l’idée de n’avoir jamais avoué à sa mère qu’il l’aimait. J’imagine ton commentaire moqueur : « O ! Apa moun sa yo konn kriye tou ? » Oui, Maman, il arrivait à mes héros de s’abandonner au chagrin…

J’éteins la télé.

D’instinct, j’ai posé ton urne sur la table de chevet la plus proche de la porte-fenêtre, Maman, pour t’offrir cette vue du crépuscule fugace comme un songe. Curieux réflexe, tout de même. Plus curieux en tout cas que celui de déplier mon ordinateur et de me brancher sur le wifi de l’hôtel, pour lire mes courriels et autres messages reçus via les réseaux sociaux, rituel que tu qualifiais de comportement obsessionnel. Rien de bien passionnant ne m’attend dans les diverses boîtes de réception.

Sans doute me faudrait-il prendre le temps de répondre aux messages des membres de la famille qui viennent aux nouvelles, s’inquiètent de savoir si je suis bel et bien arrivée, demandent à nouveau confirmation de l’heure du dépôt de l’urne dans le caveau le lende- main après-midi, ou s’offusquent encore de ce que j’ai sciemment préféré descendre à l’hôtel plutôt que de loger chez l’une ou l’un d’entre elles ou eux. Comment leur faire comprendre que j’avais besoin de ces der- nières heures seule avec toi, dans l’amour de cette ville que tu m’avais laissé en héritage…

La correspondance peut encore attendre.

Je ferme l’ordi et saute dans la douche.

III

Sur la scène exiguë du lounge au rez-de-chaussée de l’hôtel s’entassent les membres d’un quintette qui ne m’ont pas l’air de s’être entendus au préalable sur le rythme du morceau : salsa, bossa-nova ou afro-cubain ? Si j’étais sur la piste, je ne saurais littéralement pas sur quel pied danser. Mais il est rare que je m’aventure sur une piste de danse et encore plus rare depuis les obsèques.

Je perds le compte des cocktails qui ont valsé jusqu’à ma table, et des don Juan maladroits qui aime- raient soit m’inviter à danser, soit se « joindre » à moi. La faune est moins blanche qu’à Cormier ou Labadie, destinations que j’abhorre depuis toujours, essentielle- ment fréquentées par les passagers de navires de croi- sières issus du nord de l’Europe, peu enclins à frayer avec la « négraille ». Il y a bien ici quelques Blancs européens ou étasuniens, mais je note surtout la diver- sité pigmentaire des spécimens de la bourgeoisie locale : requins du bizness, hommes mariés en quête d’aven- ture, inévitables gigolos, en apparence tous sensibles aux charmes de l’étrangère. Drôle de sensation de faire l’objet d’un pari : mais quel prix remportera donc celui qui réussira à entraîner sur la piste de danse – puis, qui sait, jusqu’à son lit – l’élégante marabout que je suis ?

Oh, mais je suis bête : leur gros lot, c’est moi !

L’endroit, m’a-t-on signalé, se nomme Club Meet, mais devrait-on écrire le mot avec deux E (« meet ») ou avec un E et un A (« meat ») ? Je n’en suis plus certaine et m’en fous un peu. Je pourrais en rire mais, malgré l’ivresse qui me gagne, je n’ai pas tellement le cœur à la rigolade.

Une ballade, enfin! Peut-être les musiciens vont-ils enfin adopter un même tempo. Je reconnais l’air de Choucoune, joué sur rythme de calypso. En disciple de Sonny Rollins, le saxophoniste attaque avec sensualité ce standard cher à mon cœur. « Lè mwen sonje sa, mwen genyen lapenn, de pye mwen nan chenn », ainsi se termine le fameux refrain, aux propos duquel je souscris corps et âme : « Certains souvenirs douloureux ressemblent aux entraves aux chevilles de mes ancêtres. »

Je n’ai pas vu arriver ce jovial moustachu qu’on jurerait issu d’un autre âge, qui a pris place à ma table, sans demander la permission de s’asseoir, à croire qu’il était attendu. D’un signe de la main, il interpelle le garçon de table.

– Mon brave, de grâce : de quoi nous abreuver !

Mes cours de poésie classique ont beau remonter fort loin, il me semble bien qu’il s’agit d’un alexandrin. Oubliant l’outrecuidance de son intrusion dans ma bulle, je me surprends à lui adresser une remarque qui fait écho à mon échange avec Krystèle un peu plus tôt.

– C’est drôle, votre visage me semble familier.

– J’en suis honoré, quoique Balzac je ne sois, clame-t-il en prenant dans sa main la mienne pour déposer délicatement ses lèvres sur le dos de celle-ci. Mon nom est plutôt Oswald Durand, fier capois.

IV

La griserie aidant, je pouffe presque de rire. Certes, l’homme a les traits et le physique de l’emploi : il est l’exacte incarnation du célèbre portrait du poète à sa table de travail. Et puis, s’il est un lieu au monde où il n’y a pas de quoi écrire à sa mère si l’on croise un revenant, c’est bien Haïti.

Soit, j’accepte de jouer le jeu.

– Oswald Durand, mon aïeul ? En chair et en os ?

– Lui-même, soustrait pour un temps à Thanatos.

L’incrédulité me fait tout de même secouer la tête. Le moustachu renchérit: « S’il aime sa ville, le poète l’habite ; il y reste à jamais et jamais ne la quitte. »

Le garçon récup

– Faut-il inscrire la bouteille au compte de monsieur ?

Encore une fois, s’il est un lieu au monde où il va sans dire que les revenants ont une ardoise… Le poète acquiesce de la tête en débouchant le rhum.

– Fini le jus de fruits: je vous sers un doigt ? Deux ? me demande-t-il.

Je n’ai pas le cran de refuser. Bientôt, l’aïeul et moi trinquons, au son de la mélodie composée par Michel Mauléart Monton à partir des vers immortels de Durand. Une chanteuse s’est jointe au groupe, pour entonner le fameux poème en créole, le premier de l’histoire de la littérature mondiale. À ma grande surprise, je reconnais la séduisante Krystèle, vêtue d’une robe ajustée avec ceinture en strass, les cheveux noués en chignon d’une manière qui accentue sa ressemblance avec la chanteuse du groupe Sade.

Si on m’avait prédit qu’en tel compagnonnage, j’écouterais cette chanson du fond des âges…

– N’auriez-vous pas déclaré fou qui eût osé proposer posément cette excentricité ? enchaîne mon hôte, complétant le poème amorcé dans mon esprit.

Évidemment, inutile de m’arrêter à sa capacité de lire dans mes pensées. Je me demande plutôt de quel sujet on devise avec un ancêtre décédé depuis plus d’un siècle. Sans doute n’ai-je aucune raison de m’inquiéter. Né au Cap à l’automne 1840, tout juste une génération après la proclamation de l’indépendance haïtienne, le petit-fils du baron de Vastey représente chez nous ce que Shakespeare incarne pour les Britanniques ou Dante pour les Italiens. Je ne devrais pas me surprendre qu’il ne manque pas de verve : quand on a été comme lui à la fois poète, journaliste et rédacteur en chef, enseignant et directeur d’école, homme politique et bon vivant, et ce, à un moment déterminant de l’Histoire, on a forcément des tas de choses à raconter.

Stanley Péan

Descendant du poète Oswald Durand, Stanley Péan est né à Port-au-Prince le 31 mars 1966 et a grandi à Jonquière, dans la région du Saguenay Lac Saint-Jean, où ses parents se sont installés l'année de sa naissance. Stanley Péan fait paraître dès le milieu des années 1980 ses premières œuvres de fiction.

Source: WIKIPEDIA - Stanley Péan