Le dernier ouvrage de l'historien Henock Trouillot, vient combler une lacune. En effet, par un de ces paradoxes qui ne se comptent plus, quand il s'agit d'Haïti, le personnage du roi Christophe a été plus souvent étudié en dehors d'Haïti que par les écrivains haïtiens. Dans le nord du pays, là où fut établi «le royaume d'Haïti», la mémoire du bâtisseur de la Citadelle Laferrière, continue d'être l'objet d'une grande vénération. Mais c'est à l'étranger (Angleterre: Hubert Cole; États-Unis: Eugène O'Neill; Antilles: Derek Walcott, Aimé Césaire...) surtout que le souvenir de ce personnage important de l'histoire haïtienne a fait l'objet d'essais, de pièces de théâtre.
Depuis le monumental ouvrage de Vergniaud Leconte sur le roi Christophe, paru il y a maintenant une quarantaine d'années, le destin du roi Christophe a fait plutôt l'objet de polémiques parmi les historiens haïtiens, quand il n'a pas été relégué au second plan au profit d'études consacrées en majorité à Toussaint Louverture. L'ouvrage d'Henock Trouillot vient donc, à son heure, réparer cet oubli ou cette indifférence. Cette tâche est d'ailleurs menée avec tout le sens de la mesure et la solidité de la documentation qu'il fallait. On sait bien que Henri Christophe, ancien esclave et compagnon d'armes de Toussaint Louverture et de Jean-Jacques Dessalines, seconda ce dernier dans la lutte de libération nationale que menèrent les Haïtiens contre les soldats de la France bonapartiste. Après la mort de Dessalines, premier chef de l'état indépendant d'Haïti, Christophe accéda au pouvoir, mais par suite de l'opposition d'une importante fraction de la classe dominante qui avait comploté la mort de Dessalines, il dut établir son gouvernement dans la partie septentrionale du pays. Sur ce « Royaume d'Haïti », le mécanisme de son fonctionnement, les conditions de sa viabilité, sur la portée générale des mesures administratives, politiques et économiques que prit le roi Christophe, tout l'éclairage est loin d'avoir été fait. Et l'entreprise d'Henock Trouillot, en étudiant «le gouvernement du roi Christophe» consiste à lever un premier voile sur ce moment décisif de l'Histoire haïtienne.
Si l'action du roi Christophe a semblé davantage frapper l'attention des observateurs hors d'Haïti que des analystes haïtiens, cela tient sans doute à cette attitude polémique qui a continué de partager les écrivains haïtiens en fils spirituels de Pétion ou de Christophe et qui perpétuait ainsi l'opposition des deux chefs qui se partagèrent le pouvoir au lendemain de l'indépendance. Mais cela tient peut-être davantage encore au fait que le destin du roi Christophe ne peut être considéré et envisagé, dans toute son ampleur, que dans le cadre de l'histoire de la décolonisation d'Haïti et que, pour parler en terme de «culte de la personnalité », on ne peut séparer les trois chefs qu'ont été Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines et Henri Christophe. Parler du premier, qui organisa la lutte pour l'indépendance, c’est s'obliger à considérer l'action du second qui réalisa cette indépendance et du même souffle c’est devoir étudier le défi qu'eut à relever Henri Christophe, quand il entreprit de donner à cette jeune indépendance haïtienne les indispensables assises administratives, économiques, politiques et diplomatiques dont elle avait besoin. Car ce n'était sans doute pas une tâche simple en 1807 que de préserver la liberté nouvellement conquise par Haïti dans ce concert de nations esclavagistes et colonialistes franchement hostiles à cet État, que venaient de créer d'anciens esclaves nègres révoltés contre leurs maîtres européens.