Rosemay Baillairgé-Eustache (Tet Ansanm pou Okap)
2018, Jardin botanique de Montréal
Née au Cap-Haïtien, en 1946, de père haïtien et de mère canadienne-française, Rosemay est l'aînée de 11 enfants qui grandissent sur des fermes expérimentales de l'État. Elle n’a que 17 ans lorsque ses parents sont arrêtés sous le régime de François Duvalier et un an plus tard la famille émigre au Canada. Rosemay complète ici ses études collégiales puis étudie à l’université. Elle obtient un Bac en 1970 en sciences de l'éducation (pédagogie audiovisuelle) à l’Université de Montréal.
En 1972, son père étant retourné en Haïti, elle souhaite le rejoindre pour mettre ses connaissances au service de l’alphabétisation et du développement rural dans le cadre d’un projet au Nord du pays. Une fois sur place, elle doit y renoncer, les conditions n’étant pas favorables.
De retour au Québec, son engagement au Bureau de la Communauté Chrétienne des Haïtiens de Montréal (BCCHM), s’amorce dès 1973. Elle accompagne notamment des compatriotes dans leurs démarches à l’Immigration. Elle participe aussi à divers projets dans le domaine social : Table de concertation des Centres d’Éducation populaire, premières coopératives d’alimentation et d’habitation, membre d’une des premières cliniques populaires de Montréal, intervention communautaire dans Hochelaga-Maisonneuve… Pendant quatre ans, elle agit comme agente de milieu auprès d’élèves immigrants, de parents et du personnel dans des écoles primaires de la Commission des Écoles Catholiques de Montréal (CECM).
Soucieuse des conditions de vie des femmes, elle est parmi les premières Haïtiennes à emboîter le pas au mouvement « Québécoises debouttes » et à faire partie de groupes interculturels dans les années 70. Elle est une des pionnières au Point de ralliement des Femmes d’origine haïtienne.
Elle participe aux recherches universitaires sur l'intégration des immigrantes et sur le parcours migratoire des Haïtiens de Montréal. À l'Hôpital du Sacré-Cœur, elle mène une recherche-action auprès de parents et grands-parents haïtiens vivant dans les quartiers St-Michel et Montréal-Nord, puis réalise avec eux une vidéo « Honneur-Respect ». Elle contribue au sein de l’Alliance des Communautés Culturelles pour l’Égalité dans la Santé et les Services Sociaux (ACCESSS) à la promotion de la santé auprès des communautés ethnoculturelles par une étude qui sera publiée sous forme de témoignages.
Grâce à sa formation initiale, elle travaillera comme formatrice dans Hochelaga-Maisonneuve pour l’Office National du Film du Canada (ONF). Cette expérience lui permettra de participer à l’éclosion des médias communautaires du Québec tout en s’initiant aux techniques de tournage et montage de vidéo légère. Elle retourne à l’université suivre des cours de scénarisation cinématographique et, parallèlement, produit de courts reportages à Radio-Canada International sur les communautés immigrantes de Montréal et s’associe à la jeune Radio communautaire de l’Est : CIBL. En plus de coanimer l’émission « Les Flamboyants » avec Karl Lévêque, le dimanche, elle siège au Conseil d’administration de la station et participe au Comité de programmation Elle restera en poste malgré le retour des membres de l’équipe en Haïti en 1986 et le décès du célèbre éditorialiste, Karl Lévesque. Elle ne quitte qu’en 1997, alors qu’elle devient consultante en communication au Consulat Général d’Haïti à Montréal.
Collage de fleurs pressées et séchées pour décorer cartes de souhaits et autres objets devient l’activité artistique qui l'aide à lutter en 1998 contre un cancer du sein et à supporter chirurgie et traitements. (2)
Beauhinia reconstituée(2)
Curcuma en fleurs près de la Rivière Dorée, Dondon (3)
Elle découvre alors d’autres aspects de l’intégration à la société d’accueil et des relations avec Haïti en s’occupant des Services consulaires : l’adoption internationale, par exemple.
1999 marque le début du renforcement des liens avec son pays d’origine à divers niveaux. Elle poursuit en même temps sa formation en diversification des techniques (Herbiers d’art à l’École des Métiers d’art de Mont-Laurier) et de recyclage de papier (L’Oiseau bleu). Rosemay opère un « re-paysement » à partir de décembre 2000 dans sa terre natale durant ses congés annuels. Elle en profite pour transmettre ses connaissances à des artisans et artisanes du Dondon au pied de la Citadelle Laferrière, dans le Nord d’Haïti (2003) ainsi qu’à des formatrices d’une école normale de Delmas (2008) et, après le séisme (2010), à des femmes de l’Association pour la Promotion de la Santé Intégrale de la Famille (APROSIFA).
Herbier d'art (4)
Agricultrices de retour du marché, Dondon (5)
Le décès tragique de sa fille unique, Pascale, survenu le 8 décembre 2008, à l’âge de 25 ans, interrompt brutalement ses activités de création, de production et de formation. En plus de son deuil, elle amorce une remise en question de certaines valeurs de la société québécoise… obligée de surmonter d’autres épreuves : les dédales administratifs, le déroulement du procès de l’assassin de sa fille, et l’obtention du droit d’y témoigner. Devant cette tragédie, sa famille, sa communauté, le personnel du Consulat et divers intervenants du milieu montréalais lui témoignent une indéfectible solidarité.
Maintenant membre de l’Association des Familles des Personnes Assassinées ou Disparues et comme elle dit « orpheline de sa propre fille », Rosemay écoute parler les autres adultes orphelins : décès à l’accouchement, par violence conjugale ou actions de gangs… Poursuivant sa psychothérapie et soutenue par ses proches et les amies de sa fille, elle garde bien vivante la mémoire de Pascale. Toujours à ses côtés, sa maman Cécile qui l’a grandement aidée à franchir les premiers temps du deuil.
Son engagement communautaire ne se dément toujours pas et sa créativité continue de s’exprimer. Rosemay fait des expériences de transfert de connaissances artisanales au Québec, en particulier dans les camps pour adultes et enfants. Elle participe à des expositions en Arts visuels, continue de perfectionner ses techniques en suivant des cours et en expérimentant la fabrication de nouveaux papiers ainsi que le transfert de photos sur soucoupes.
Retrouvailles, 2009 (6)
Au chapitre des reconnaissances, Rosemay est reçue en novembre 2006 au Temple de la Renommée de CIBL, Radio Montréal, où elle a œuvré durant 17 ans. Elle continue à naviguer dans la vie avec un double bagage hérité du couple mixte que formaient ses parents, union de deux nations, deux religions, deux et même trois langues, deux couleurs, deux climats qu’elle a su intégrer harmonieusement et qu’elle partage avec son entourage multiple.
Notes inédites complémentaires de Rosemay B. Eustache (2021)
(1) Auto-portait : Rosemay B. EUSTACHE, octobre 2018. Jardin Botanique de Montréal, serre des Broméliacées
Dans les premières années, cette serre était, surtout avec celle des plantes tropicales économiques, mon refuge dans les moments forts de nostalgie, 1964 et après. Plus tard, après le décès de mon père en 1996, alors que j’étais au chômage, je me rendais souvent au Jardin botanique pour l’observation des plantes tropicales et aussi collecter des fleurs et des feuilles à l’automne. À cette période j’ai commencé à presser et sécher des feuilles et des fleurs pour décorer des cartes, des objets divers et en faire des sous à donner à ma fille Pascale pour ses repas du midi à l’école. Depuis, je suis membre des Amis du Jardin botanique. (Rosemay B. Eustache)
(2) Décoration carte avec Bauhinia reconstituée: double origine. Tige coupée à la Croix-des-Bouquets et pétales de fleurs collectées à Pétion-Ville. Séchage et pressage, matériaux enlacés placés au soleil à Pétion-Ville. Photo : Rosemay B. EUSTACHE, Mtl.
(3) Rose séchée au Dondon apportée à PaP pour un atelier en juin 2010. Photo : APROSIFA juin 2010.
(4) Curcuma en fleurs près de la Rivière Dorée, Dondon. Plante endémique très répandue au Dondon. D’ailleurs, la population l’appelle Safran. Des recherches ont confirmé qu’il s’agit plutôt du safran indien. Cette plante est différente du colchique. Photo : Rosemay B. EUSTACHE.
(5) Agricultrices près de la Source au retour de la journée de marché au Dondon. Photo : Rosemay B.EUSTACHE.
(6)Le bouquet RETROUVAILLES réalisé sur du papier Washi (Mûrier), une pièce maîtresse de la collection des Herbiers d’Art. Photo : Rosemay B. EUSTACHE, GPK, 2009.
Source: Extrait D'Haïti au Québec : quelques parcours de femmes / le Collectif [CIDIHCA]. Montréal, CIDIHCA, 2016.