La Belle Victoire (Charles Dupuy)
Après le départ de Légitime pour l’exil, c’est le président du Comité révolutionnaire, le général Florvil Hyppolite, qui, le 9 octobre 1889, entra dans la capitale pour prendre la direction des affaires de l’État. De sa femme, née Amélie Desnoyers, le général eut quatre enfants, Chéry, Lhérisson, Euponime et Lozama. Veuf depuis un certain nombre d’années, le nouveau président commença par chercher autour de lui la femme à qui il pourrait confier l’intendance du Palais. Celle-ci devait être une sorte de première dame sans le titre, une femme de confiance et, bien entendu, d’un dévouement à toute épreuve. C’est juste à ce moment-là que mourut son fils aîné, Chéry qui laissait dans le deuil sa très jeune et très accorte maîtresse, Victoire.
Victoire Jean-Baptiste était née dans le petit village de Milot, au pied du château royal de Sans-Souci. Vers l’âge de 16 ou 17 ans, elle installait ses pénates au Cap, la grande ville la plus proche de son petit patelin. Belle et séduisante demoiselle à la démarche onduleuse, elle ne manqua pas d’attirer les regards de quelques prétendants fortunés dont le plus connu était bien certainement le poète et journaliste Oswald Durand. Les piquantes aventures du célèbre poète alors au faîte de la quarantaine et de sa nouvelle conquête feront se lever bien des sourcils en plus de faire jacasser dans les chaumières comme derrière les éventails. Pensez donc! Monsieur Durand et cette fille à peine sortie de la campagne... À peine sortie de l’adolescence, renchérissaient les plus méchants... ou les plus jaloux qui parlaient même de détournement de mineure. Les deux amoureux ne tinrent aucun compte des bruits fâcheux qui couraient sur leur compte et l’on ne persistait pas moins à clabauder sur leurs relations scandaleuses lorsque survint leur rupture.
L’auteur des Rires et Pleurs ayant choisi d’aller s’établir définitivement dans la capitale, Victoire, effondrée de douleur, courut à Milot se réconforter auprès des siens, en attendant un retour à meilleure fortune. Ses affaires iront plutôt mal jusqu’au jour où, profitant d’un bref passage au Cap, elle sauta dans le lit du commandant de l’arrondissement, le général Tirésias Simon-Sam, pour en devenir bientôt la maîtresse en titre. À partir de ce jour, l’effrontée coquine suscita le respect et l’admiration unanime de ses concitoyens. Après le mariage de Simon-Sam et leur inévitable séparation, Victoire fut engagée par Madame Gelin Hyppolite comme femme de charge de sa maison. Madame Gelin Hyppolite n’était nulle autre que la mère du général Florvil Hyppolite. Elle se faisait vieille dans ces années-là et apprécia, ô combien, les mille petits services de cette adorable jeune femme de vingt-cinq ans qui lui devint bientôt indispensable. Notons qu’au même moment, l’aguichante demoiselle était devenue tout aussi indispensable à l’aîné des petits-fils de Madame Gelin, le jeune et fringant député Chéry Hyppolite, lequel s’était furieusement épris de cette gaie luronne au tempérament ardent et n’avait pas tardé à en faire sa maîtresse.
Après la mort de Chéry le 19 janvier 1893, c’est le père de ce dernier, le chef d’État d’alors, le général Florvil Hyppolite qui ramassa la succession. Victoire était alors une splendide jeune femme aux charmes irrésistibles et au visage rayonnant qui se jeta avec fièvre et passion dans sa nouvelle fonction de première dame officieuse du Palais national. Victoire n’avait peut-être pas beaucoup d’instruction mais elle était pétrie de bonnes dispositions, et n’était pas moins une très rusée commère, pleine d’assurance, d’astuces et de malice. Une fois installée à son poste, elle sut se rendre si utile auprès du président que, dorénavant, celui-ci ne pouvait prendre aucune décision importante sans d’abord consulter sa protégée et obtenir son avis.
Bientôt pour l’opinion, l’importance politique de Victoire Jean-Baptiste jointe à ses extravagances dépassaient les bornes de la bienséance et du simple bon sens. Au grand scandale de tous, c’était elle, cette aventurière, cette poulette sortie des pavées, cette femme perdue de réputation qui détenait la réalité du pouvoir, qui nommait et révoquait qui bon lui semblait, et cela, à tous les échelons de la hiérarchie administrative. La Belle Victoire comme on la désignait désormais, appréciait l’apparat, le luxe voyant et les dépenses somptuaires. Aveuglée par la convoitise, elle affichait une prodigalité sans bornes et, pour satisfaire ses caprices, elle puisait sans limites ni retenue dans la cassette publique. Les observateurs de la scène politique n’arrêtaient plus de blâmer ses dissipations excessives tout comme ses intrusions indues dans les décisions présidentielles. Rayonnante d’ambition, la Belle Victoire tenait de plus à s’afficher auprès du chef de l’État, voulait remplir un rôle officiel et protocolaire, être entourée de prévenances et de respect.
Quand elle n’était pas à Mon-Repos, la résidence privée du président à Carrefour, on la retrouvait au Palais, ce Palais où elle se faisait obéir au doigt et à l’œil par la domesticité, où elle composait les cabinets ministériels, faisait et défaisait les carrières politiques. Elle était devenue l’arbitre secret de la faveur ou de la disgrâce des ministres et des généraux. Rien ne pourrait mieux illustrer cette influence occulte qu’elle exerçait que ce trait relatif à l’ascension politique du général Augustin Tirésias Simon-Sam. Au cours d’un bref séjour au Cap, elle eut la surprise de retrouver son ancien amant qui vivotait alors sans emploi et momentanément réduit à l’inactivité politique. Sensible et reconnaissante, Victoire le sortit de l’isolement où il s’enkylosait pour, dès son retour dans la capitale, le faire nommer ministre de la Guerre et de la Marine, un poste qui, nous verrons bientôt comment, conduisit tout droit ce brave général à la magistrature suprême de l’État.
Lisons maintenant ces quelques extraits d’un rapport envoyé par le ministre de France au Quai d’Orsay au sujet de Madame Victoire Jean-Baptiste: «Le président Hyppolite indispose de plus en plus contre lui la partie honnête de la population. On le dit assez souffrant, et il semble accepter complètement la domination de sa maîtresse, Madame Victoire, ancienne fille publique du Cap-Haïtien, qui depuis la mort de Chéry Hyppolite, s’est installée auprès du président et ne le quitte plus. Au début elle se tenait à l’écart, mais depuis quelques mois, elle prend une place prépondérante et malheureusement ce n’est pas pour le bien du pays. Elle ne pense qu’à faire fortune et à tirer parti de la situation. Le budget de l’État est mis au pillage et tout ministre qui lui résiste est impitoyablement sacrifié. M. Brénor Prophète, ministre des Travaux publics dont je faisais pressentir la retraite dans ma lettre du 13 décembre, a dû donner sa démission il y a quinze jours à la suite d’un incident de ce genre. Il avait refusé à Madame Victoire le paiement d’une somme considérable sous prétexte de divers travaux faits à Mon-Repos. Le président s’était alors empressé de lui donner par écrit et dans les termes les plus vifs l’ordre de payer. M. Prophète rapporta la lettre au général Hyppolite, en le priant d’en modifier les termes, sur le refus de ce dernier, il donna sa démission qui fut acceptée sur le champ. Le président eut même l’amabilité d’ajouter qu’il n’y avait pas d’homme indispensable. Or, M. Prophète est un ancien ministre de Salomon, et un candidat à la présidence. Il n’a pas caché son mécontentement...
«Peu après, Madame Victoire recevait dix-huit mille dollars or, pour une soi-disant fourniture de poudre et le ministre des Finances suppliait le directeur de la Banque de les payer, ayant promis au président de faire donner cette somme “comme étrennes“ à son égérie. Ce qui fut fait. Pendant ce temps l’État se trouve dans une situation financière des plus critiques. Et ne sait comment régler ses créanciers.
«Ces malversations répétées trop souvent, finissent par transpirer dans le public et font un effet déplorable. Et pourtant ce public a la conscience large. Madame Victoire commence d’ailleurs à se montrer dans les cérémonies publiques, à la place d’honneur, ce qui désespère le légat apostolique, qui a l’air de ne pas la voir. À deux ou trois reprises, dans le même mois, elle a fait ainsi les honneurs aux invités du président. Lors de la réception officielle du 31 décembre au Palais, elle surveillait le buffet, en compagnie du ministre de l’Intérieur, dans la pièce (à côté de celle où était reçu le Corps) attenant au salon diplomatique et consulaire, tout le monde a pu la voir.
«Elle est en bons termes, paraît-il, avec MM. Tancrède Auguste et Pourcely Faine, mais elle n’aime pas MM. Callisthènes Fouchard et Thimoclès Labidou qui seraient sur le point d’imiter M. Prophète et de céder la place à des ministres plus souples. Quand à M. Pierre A. Stewart, président du Sénat et secrétaire du président, qui était considéré comme son confident et successeur désigné, il aurait eu récemment la malchance de déplaire à son autorité souveraine, [parce qu’elle est] jalouse de la supériorité de Madame Stewart.»
Victoire Jean-Baptiste était sans doute celle qui avait su le mieux pénétrer le cœur et l’esprit d’Hyppolite et son emprise était d’autant plus considérable sur le président qu’elle était une experte versée en science divinatoire, qu’elle était dotée du don de clairvoyance et très réputée pour ses facultés médiumniques. Prêtresse du vaudou et devineresse patentée, elle était capable prédire l’avenir, de discerner le sens caché des oracles, de comprendre les messages les plus sibyllins des esprits tutélaires, des loas. On ne peut expliquer autrement la fascination incoercible qu’elle exerçait sur Hyppolite et son proche entourage.
Au petit matin du 24 mars 1896, foudroyé par une crise cardiaque, le président Hyppolite tombait de son cheval au portail Léogâne, la sortie sud de Port-au-Prince. À la tête de ses troupes d’élite, il allait réprimer une révolte ourdie par une bande d’insoumis dans la région de Jacmel. Dans son escorte se trouvaient ses généraux, ses ministres, mais aussi Victoire Jean-Baptiste, la douce et fidèle amie, la belle devineresse qui, vainement, lui avait déconseillé d’entreprendre cette expédition punitive, qui, avec insistance, lui répétait que les oracles lui étaient funestes et qu’il risquait fort de ne pas revenir vivant de cette aventure militaire. Dans les heures qui suivirent la mort d’Hyppolite, Victoire se faisait agresser par un groupe de cavaliers en furie. C’est sous la protection d’une vingtaine de soldats qu’elle courut demander asile à la légation de France. Moins d’une semaine plus tard, Paul Augustin Tirésias Simon-Sam était élu à la présidence de la République. Victoire sortit aussitôt de son refuge et retourna au Cap-Haïtien où elle comptait enfin jouir en toute tranquillité de la fabuleuse fortune qu’elle avait accumulée.
Victoire allait bien vite sombrer dans la déchéance matérielle et vivra ses dernières années dans la plus noire misère. Celle qui s’était enivrée de l’ambroisie du pouvoir et des richesses allait dilapider ses avoirs à une telle cadence qu’elle sera bientôt contrainte de vendre ses biens pour survivre. Les plus beaux joyaux de son patrimoine y passeront, ses maisons d’abord, ses riches habitations ensuite, et puis ses bijoux, et puis sa vaisselle et son argenterie. La folle dépensière qui, naguère encore, menait grand train et étonnait par sa munificence aura promptement gaspillé son capital pour s'enfoncer dans l’indigence et le dénuement. Pour s’occuper, elle apprit à lire et à écrire et se réfugia dans la dévotion, consacrant presque exclusivement sa retraite à des exercices de piété. Son dernier compagnon fut Édouard Jérôme, un homme d’affaires d’origine martiniquaise qui l’entoura de sa tendre affection tout en s’appliquant à gérer du mieux qu’il pouvait le peu qui restait des ressources trop vite englouties de sa compagne. C’est au Cap que, munie des sacrements de l’Église, s’éteignit Victoire Jean-Baptiste le 6 juin 1923. Elle était âgée de 62 ans.
La ritournelle composée au temps de la splendeur de Victoire: Nous allons dodo! / Nous allons dodo! / Nous allons dodo ce soir, chez la Belle Victoire... reste encore vivace dans la mémoire populaire et témoigne de la magnificence qu’a connu cette brave fille du peuple qui, pour un moment seulement, fut la belle et la reine de son époque.
Charles DupuyCette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. (514) 862-7185 / (450) 444-7185
*Cette étude est tirée de mon livre Les Grandes Dames paru à Montréal, en 2014, aux Éditions La Périchole.