Les élections de 1957 au Cap-Haïtien (Charles Dupuy)

Marquée par les tensions partisanes, les excès de langage et la violence des armes, la présidentielle de 1957 peut être considérée comme la mère des élections en Haïti. Celle de 1950, la première fois que l’on désignait un président au suffrage universel direct au pays, n’aura été en fait que le plébiscite du colonel Paul Magloire, militaire puissant, charismatique et populaire, un candidat en tout point invincible et qu’aucun concurrent n’osa d’ailleurs affronter.
En 1957, la ville du Cap se trouva divisée entre le camp des partisans du docteur François Duvalier et celui du sénateur Louis Déjoie, les deux principaux prétendants au fauteuil présidentiel. Le premier de ces deux candidats à visiter le Cap sera Duvalier. L’arrivée de ce politicien inconnu dans la ville fut, à la surprise générale, un véritable triomphe. Imaginez une foule compacte massée des deux côtés de la rue Espagnole venue voir l’homme. Pendant qu'Edner Day (*) chantait à tue-tête au micro «macher prend yo Duvalier!», ce dernier, avec ses lunettes rondes et son nœud papillon, restait debout dans sa voiture, fixant l’horizon et cela sans jamais saluer ni même donner un seul regard à la multitude de curieux massés des deux côtés de l’avenue.
Ses partisans s’empresseront de comparer l’arrivée triomphale du candidat Duvalier et les débordements d’enthousiasme populaire qu’elle avait provoqués à celle du président Salnave survenue un siècle auparavant. Témoin de l’accueil grandiose qu’avait accordé la ville du Cap au docteur Duvalier, le journaliste Gérard de Catalogne se souviendra de son étonnement « quand, dit-il, trois mois après le renversement de 1956, [il parle ici de la chute de Paul Magloire] j’ai découvert l’existence au Cap-Haïtien et dans le Nord d’une véritable marée duvaliériste qui bousculait tout sur son passage. Certains ne voulaient pas l’admettre, mais il y avait des signes dans le ciel et des feux sur le rivage… »
Le lendemain, entouré des membres de son bureau politique, Duvalier alla prononcer son discours sur la Place de la douane. Là, il fera la liste de ses promesses électorales: « qu’il s’agisse d’achever un lycée Philippe-Guerrier qui a fourni un Anténor Firmin, un Rosalvo Bobo; qu’il s’agisse de construire deux sanatoriums dans le Nord; qu’il s’agisse de relier La Petite Anse au Haut-du-Cap, etc.» C’est aussi à ce moment qu’il lancera cet avertissement solennel auquel personne ne sembla porter grande attention: «sous un gouvernement Duvalier, le coup d’État du 10 mai 1950 (**) aura été rendu impossible!» Les autres candidats viendront eux aussi en tournée au Cap, la deuxième ville du pays, afin de solliciter les faveurs du peuple, consolider leur socle électoral et s’assurer ainsi d’une envergure politique de dimension nationale. Ne signalons toutefois qu’aucun de ces candidats n’obtiendra l’immense succès de foule qu’avait récolté Duvalier maintenant ardemment supporté par le peuple de La Fossette.
Peu de temps après, c’était un samedi, le sénateur Louis Déjoie débarquait d’un avion de la Cohata et ne restera en ville que le temps de prononcer son discours électoral sur la Place de la douane. Là, il sera présenté au peuple par le célèbre journaliste Georges Petit. Son discours allait soulever l’enthousiasme délirant de ses partisans. Ses adversaires n’en retiendront toutefois que le passage où Déjoie se présentait comme l’arrière-petit-fils du bon président Fabre Nicolas Geffrard. Les duvaliéristes s’empresseront alors de lui rappeler que son ancêtre n’était nul autre que ce président qui avait fait bombarder la ville par le navire de guerre anglais Bull-Dog et que les Capois en gardaient encore un amer et douloureux souvenir. C’est à la radio qu’Alexandre Lerouge, le représentant de Déjoie dans le Nord, et la Ligue des femmes déjoïstes défendront le programme du sénateur et tenteront d’élargir sa base électorale. Déjoie ralliera surtout les artisans et une partie de la petite bourgeoisie de la ville, mais jamais il n’obtiendra l’adhésion des masses populaires.
Clément Jumelle visitera lui aussi le Cap où il arriva un samedi après-midi. Ce fut un long et silencieux cortège de voitures que le public regarda défiler sans vraiment voir le candidat lequel ne reçut d’ailleurs aucun soutien populaire. À la différence des autres candidats, Jumelle ne prononça pas de discours électoral. Il se rendit toutefois à la cathédrale le lendemain de son arrivée afin d’assister à la messe en compagnie de son épouse. À sa sortie de la cérémonie, il salua en souriant la foule attroupée sur le parvis de l’église laquelle lui répondit par de vigoureux applaudissements. C’était juste avant qu’il ne montât en voiture avec sa femme toute rayonnante de beauté et d’élégance.
Le seul candidat qui aurait pu rogner la solide base électorale du docteur Duvalier et conquérir les masses prolétaires, c’était son ancien associé maintenant devenu son adversaire le plus implacable, le professeur Daniel Fignolé. Celui-ci viendra plusieurs fois dans la ville du Cap où, en multipliant les rassemblements populaires et en parlant abondamment à la radio, ce foudre d’éloquence finira par faire la conquête des jeunes, des étudiants séduits par la verve oratoire de ce politicien qui dénonçait férocement son rival Duvalier qu’il qualifiait sans retenue d’incompétent, d’ignorant, de «crétin sonore». Sous la protection du chef de la police, le major Mario Dupuy (***), Fignolé entra dans le quartier de La Fossette, un bastion duvaliériste, lors d’un rassemblement organisé par ses jeunes partisans menés par Cary Hector. Le discours envoûtant de ce tribun de première force allait séduire la foule. Fignolé, qui se disait «démocrate par principe» et «démocrate conséquent», décrira Duvalier comme un politicien véreux, un esprit machiavélique, un incompétent doublé d’un «crétin sonore». Il annonça en langue créole que Duvalier ne peut conduire le pays qu’à la dictature sanglante, à la crise sociale et au déclin économique; que sa présidence serait un désastre pour Haïti, un « Tchou boum », un «wéye! wéye!» dont la nation ne se relèverait pas. Fignolé prédisait aussi que si, par malheur, Duvalier parvenait à entrer au Palais, plus jamais il n’en sortira et rien ni personne ne pourrait l’en extraire. «Aidez’m barrer li ! ». Après cette harangue, le peuple de La Fossette s’avouera sensible aux arguments et à la rhétorique combien convaincante du professeur, mais que, hélas, celui-ci arrivait un peu trop tard puisqu’il avait déjà accordé ses suffrages au docteur Duvalier.

On connaît le résultat de ces élections qui donnèrent une victoire plus qu’écrasante à Duvalier. Déjoie et les autres candidats protesteront contre la falsification des résultats électoraux qu’ils dénonçaient comme frauduleux et indignes de foi. Ce n’était point sans raison quand on sait que les 900 électeurs inscrits de l’île de La Tortue avaient donné pas moins de 7,500 bulletins en faveur du docteur Duvalier. Le peuple, fatigué des interminables turbulences politiques, accepta sans broncher le verdict des urnes. Au Cap, quatre voix furent données à un doux lunatique, Edriss Saint-Hubert Emmanuel, et on restera longtemps à gloser sur ce seul et énigmatique bulletin déposé en faveur de… Luc Fouché.
Au moment où, quelque trente ans plus tard, l’édifice du régime duvaliériste commença à s’écrouler, c’est au Cap que l’on en verra les premières fissures. Ce fut d’abord l’élection surprise à la députation d’Alexandre Lerouge, déjoïste notoire et opposant déclaré au gouvernement. Viendront ensuite les grandes manifestations de rues dans la ville en colère et qui allaient sonner le glas de cette longue dictature, de ce gouvernement de terreur que le Cap répudiait sans aucune équivoque et dont il ne voulait plus subir le joug plus longtemps.
Notes
(*) Le 21 juin 1984, lors d’une manifestation pro-gouvernementale organisée à Port-au-Prince, Edner Day, alors député de la capitale, déclara que toutes les agitations contre le régime duvaliériste étaient le fait des « vagabonds et cacos du Nord ». C’était comme mettre le feu aux poudres et conduire le Cap à entrer dans une rébellion quasi permanente contre la dictature.
(**) Renversement d’Estimé par un coup d’État militaire.
(***) Devenu président provisoire, Fignolé voulut remplacer le général Kébreau par le major Mario Dupuy. Étant donné que cette nomination aurait été très mal acceptée par le haut état-major, ce dernier préféra attendre un moment plus propice. Après dix-neuf jours de présidence, Daniel Fignolé était renversé et Mario Dupuy mis aux arrêts. Libéré, Mario Dupuy s’exilera au Canada.
Charles Dupuy
1. Campagne des candidats Louis Déjoie et Daniel Fignolé.
2. Mérès Weche. De l'élection présidentielle comparée. Le Nouvelliste, 29 décembre 2015.