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Anténor Firmin (Charles Dupuy)

Fils d’un modeste tailleur, Anténor Firmin est né le 20 octobre 1851, à la rue Saint-Nicolas, la rue 4, au Cap-Haïtien. Contrairement à une idée largement répandue, Firmin n’était pas autodidacte, au fait, après ses études secondaires au lycée Philippe-Guerrier du Cap, il entrera comme employé dans le commerce allemand (Maison Stapenhorst) d’où il sortira avec une parfaite maîtrise de la langue de Goethe. Nommé secrétaire d’ambassade à Paris, Firmin se lia rapidement d’amitié avec Louis-Joseph Janvier, un vieux parisien, qui l’introduisit dans les milieux intellectuels et scientifiques de la ville lumière. Il fréquenta assidument les bibliothèques et les salles de cours de la Faculté de droit de Paris, s’intéressa suffisamment à l’anthropologie, aux sciences politiques et sociales pour publier, en 1885, le plus retentissant ouvrage de sa carrière: De l’Égalité des Races Humaines. Cette étude se voulait une réfutation des idées racistes du comte de Gobineau dont il prenait directement le contre-pied. Entendez que l’un des arguments forts de Firmin pour soutenir sa thèse était justement la preuve quotidienne que servait alors la République d’Haïti que les Noirs avaient la capacité de diriger un pays indépendant, civilisé et relativement prospère.

Féru de recherches, passionné de livres, Firmin était un esprit curieux, un érudit infatigable, un homme de réflexion dont la dévotion pour la chose publique, les préoccupations intellectuelles et les études poussées, pensait-il, allaient le «préparer comme pas un» à diriger les affaires nationales. À son retour d’Europe, Anténor Firmin, épousa Rosa Salnave, la fille du président Sylvain Salnave, la jeune veuve de Gervais Piquion, et s’adonna presque exclusivement à la pratique du droit avant de s’engager en politique. Redoutable avocat, journaliste de talent, celui qui était à vingt-sept ans déjà le directeur du Messager du Nord, commençait à jouir d’une réputation de portée nationale.

À la chute de Salomon, le pays entra dans les convulsions d’une longue et tumultueuse guerre civile qui devait aboutir à la victoire du général Florvil Hyppolite dont Anténor Firmin deviendra le principal ministre et la tête pensante du gouvernement. C’est dans ces années de maturité que Firmin donnera toute la mesure de ses compétences administratives. C’est à lui que le président Hyppolite laissa le soin de négocier avec l’amiral Bancroft Gherardi la cession du Môle Saint-Nicolas. Les Américains venaient en effet réclamer le Môle ainsi que le leur avait promis les révolutionnaires nordistes, afin d’obtenir de Washington les armes dont ils s’étaient servi pour déloger Légitime du Palais national et assurer leur victoire militaire. Ministre des Relations extérieures, Firmin ne pouvait accepter de céder le Môle sans déplaire à une certaine opinion nationaliste qui, à tort ou à raison, en faisait une question essentielle pour la sauvegarde de l’indépendance nationale. Malgré la très forte tentation d’ouvrir le pays aux investissements massifs des industriels américains, Firmin opposa une fin de non-recevoir catégorique aux prétentions de Washington. Ce refus fracassant de Firmin le consacra immédiatement comme un héros national et lui assura une telle popularité auprès des classes informées, qu’il pouvait raisonnablement envisager la présidence de la République comme le prochain objectif dans sa carrière d’homme d’État.

On ne saurait trop s’attarder sur les excellentes performances du ministre Firmin, l’homme-orchestre du gouvernement d’Hyppolite où il était le responsable à la fois des ministères du Commerce, des Finances, des Relations extérieures et des Cultes. Firmin allait rapidement réformer l’administration, contrôler les recettes des douanes et soumettre la comptabilité pubique à une telle rigueur de vérification que les caisses de l’État se rempliront de façon spectaculaire. Il faudrait incidemment remonter au gouvernement de Christophe pour retrouver une telle abondance dans la trésorerie nationale. En 1890, on créait le ministère des Travaux publics afin de mettre à exécution le plus vaste programme de modernisation des infrastructures et de réalisations matérielles qu’aura jamais engagé un gouvernement de la République. C’est sous Hyppolite en effet que l’on construira les marchés publics, les abattoirs, les débarcadères, les installations portuaires, les acqueducs qui ornent encore notre paysage urbain. C’est aussi à cette époque que l’on introduisit le téléphone en Haïti, que l’on électrifia la ville de Jacmel (au moyen de l’hydro-électricité!), que le câble transatlantique arriva au Cap-Haïtien* de même que les lignes des télégraphes terrestres qui atteindront toutes les grandes agglomérations du pays.

Le 4 août 1891, Firmin démissionnait du gouvernement de Florvil Hyppolite. Sa puissante main-mise politique avait suscité de si vives jalousies qu’elles forcèrent Hyppolite à le nommer ministre d’Haïti à Paris. Peu avant son départ, Firmin prit rendez-vous avec l’ancien président Boisrond-Canal, très généralement considéré dans les milieux politiques du temps comme le faiseur de président. Mise au courant de la visite, la femme de Firmin ouvrit largement la porte de sa maison à l’homme d’État qu’elle accabla aussitôt d’une solide bordée d’insultes. Madame Firmin était la fille de Salnave. Elle n’oubliait pas que Canal avait commandé le peloton d’exécution de son père et encore moins les injures qu’il lui avait adressées. Accablé par l’outrage, Canal opina qu’un homme qui aspire à diriger les destinées de la nation devait s’appliquer d’abord à faire l’éducation politique de sa femme. Devenu président provisoire après le départ de Simon-Sam, Canal préféra appuyer la candidature du ministre de la Guerre, Nord-Alexis, plutôt que celle de Firmin.

Mais nous anticipons, puisque bien avant cette lamentable mésaventure, Firmin devait participer, de 1896 à 1897, au Grand ministère de Tirésias Simon-Sam. Notons qu’à l’époque, les gouvernements haïtiens étaient habituellement composés de cinq ou six ministres tout au plus. Firmin, avec entre autres, Solon Ménos, participa donc au gouvernement de Simon-Sam jusqu’à la chute du Grand ministère après une séance orageuse d’interpellation (menée par Ulrick Duvivier et Sudre Dartiguenave) à la Chambre des députés. À la stupéfaction générale, les jeunes firministes attendirent la sortie de leur idole du parlement pour le porter en triomphe sur leurs épaules.

À la chute de Simon-Sam, Anténor Firmin déclara sa candidature à la présidence aux élections du 15 mai 1902. Pour atteindre ce but, le candidat devait d’abord se faire élire député, se faire ensuite désigner sénateur par ses pairs, et enfin, à partir de là, tenter de convaincre ses collègues de l’Assemblée nationale à le choisir comme chef d’État. Les partisans de Firmin savaient que ce dernier ne disposait pas des fonds nécessaires pour acheter les votes qui lui gagneraient le haut poste auquel il aspirait. Firmin devait en effet affronter des concurrents richissimes (Callisthène Fouchard et Pierre Monplaisir Pierre) qui sauraient bien plus rapidement gagner la faveur des représentants du peuple avec leur argent que jamais Firmin ne saurait le faire avec ses beaux discours, son esprit généreux et ses nobles sentiments patriotiques. Au Cap d’ailleurs, où Firmin pensait triompher sans anicroche à la députation, il dut faire face à une résistance inattendue. C’est ainsi que les 28 et 29 juin 1902, on se livrait à de durs combats de rues dans la ville. L’affaire se termina lorsque l’amiral Hamerton Killick fit monter Firmin sur son aviso la Crête-à-Pierrot qui se trouvait dans la rade. Arrivé aux Gonaïves, Firmin est accueilli en héros par le peuple qui va l’élire triomphalement député de la ville, alors qu’au même moment la populace du Cap se livrait au pillage de sa demeure. Firmin était entré en rébellion ouverte contre le gouvernement provisoire, et toutes les prouesses héroïques de ses partisans n’empêcheront pas sa défaite. On connaît la courageuse décision de Killick de faire sauter son navire parce que, à la demande du gouvernement haïtien qui l’avait déclaré pirate, la canonnière allemande Panther s’apprêtait à l’envoyer par le fond.

Firmin sera le dernier grand chef historique du parti Libéral. Il avait depuis longtemps affiché ses sympathies pour le parti de Boyer-Bazelais à cause de la générosité du programme politique, économique et social de celui-ci. Tous les jeunes Libéraux du pays se réunirent donc au Limbé, afin de couper la route aux troupes de Nord-Alexis et empêcher ce dernier d’entrer victorieux dans la capitale où il pourrait cueillir la présidence comme un fruit mûr. C’est exactement ce qui arriva. Une fois le bourg du Limbé tombé aux mains des hommes de Nord-Alexis, celui-ci descendit en droite ligne vers Port-au-Prince où il se fit introniser président de la République le 21 décembre 1902.

Firmin fut donc contraint à l’exil dans la petite île de Saint-Thomas. En janvier 1908, les firministes de l’Artibonite et du Nord-Ouest se révoltaient contre le gouvernement. Anténor Firmin avait quitté son exil et débarqué aux Gonaïves en effet, mais la cargaison d’armes des révolutionnaires avait été saisie dans le port de New-York. Malgré la détermination du vieux général Jean-Jumeau qui commandait les forces rebelles, (Jean-Jumeau se prétendait le petit-fils utérin de Toussaint Louverture) ces dernières furent écrasées par les troupes d’élite du ministre de la Guerre, Cyriaque Célestin. Pendant que l’on exécutait Jean-Jumeau à Marchand, Firmin, son fils Eusèbe, son neveu Edgar Pierre-Louis, et un grand nombre de ses partisans durent se réfugier au consulat de France des Gonaïves en attendant leur embarquement à bord du croiseur français d’Estrées, sous la protection du ministre de France Pierre Carteron. La révolution aura aussi fait des victimes à Saint-Marc où les firministes étaient parvenus à tuer le général Auguste Piquion (grand-père du docteur René Piquion, le chantre de la négritude) tandis qu’à Port-au-Prince, les gouvernementaux exécutaient le poète Massillon Coicou, deux de ses frères, ainsi qu’une dizaine de citoyens arrêtés nuitamment et fusillés à l’entrée du cimetière.

Quand, le 17 décembre 1908, après la démission de Nord-Alexis, Antoine Simon entra victorieux dans la capitale, la question du retour de Firmin se posa comme une véritable psychose dans l’entourage présidentiel. Selon Jean Price-Mars, à côté du vieux président Simon, «Anténor Firmin, malgré une persévérante volonté de démontrer qu’il ne reniait pas ses origines plébéiennes, ne marquait pas moins une distinction de haute tenue comme s’il était né sur les marches d’un trône» (J. Price-Mars, Anténor Firmin, p.377) Les partisans d’Antoine Simon voulurent donc se défaire du prestigieux politicien en lui confiant des postes diplomatiques. Comme Firmin souffrait d’un catarrhe nasal chronique qui l’obligeait à vivre dans un climat chaud, il accepta le poste de ministre plénipotentiaire à La Havane. Pour lui nuire, les hommes du président Simon le transférèrent plus tard à Londres. Quand il arriva dans la capitale britannique, on négligea de lui envoyer ses émoluments, et lorsque enfin, le 8 janvier 1911, Firmin décida de rentrer au pays à bord du Montréal, le ministre de l’Intérieur, Joseph Cadet Jérémie, lui intima l’ordre de s’expatrier.

Anténor Firmin se retrouvait donc une fois de plus sur son rocher de Saint-Thomas, quand la litigieuse question des frontières occasionna quelques chocs sanglants entre Haïtiens et Dominicains. Santo-Domingo proposa alors à Firmin tout le soutien nécessaire en plus des armes et munitions qu’il fallait pour renverser Antoine Simon. Firmin ayant énergiquement repoussé cette proposition qu’il jugeait offensante, c’est donc Cincinnatus Leconte qui chassa Antoine Simon du Palais national. Le 12 août 1911, Firmin arrivait à bord d’un steamer dans la rade de Port-au-Prince, mais Leconte, s’il permit à ses amis d’aller librement le rencontrer à bord du navire, interdit formellement à Firmin d’en débarquer. Le bateau qui l’emportait pour une dernière fois en exil s’arrêta au Cap, où sa femme le rejoignit pour l’accompagner à Saint-Thomas. C’est là qu’il publia L’Effort dans le Mal, un testament politique prémonitoire dans lequel il proclamait: «Je puis disparaître sans voir poindre à l’horizon l’aurore d’un jour meilleur. Cependant, même après ma mort, il faudra de deux choses l’une: ou Haïti passe sous une domination étrangère ou elle adopte résolument les principes au nom desquels j’ai toujours lutté et combattu. Car, au XXème siècle et dans l’hémisphère occidental, aucun peuple ne peut vivre indéfiniment sous la tyrannie, dans l’injustice, l’ignorance et la misère.» Un mois plus tard, le 19 septembre 1911, Anténor Firmin mourait, terrassé par la maladie. Il avait soixante ans.

Son corps fut rapatrié au Cap-Haïtien où il fut enterré avec un grand concours de peuple, mais dans le plus morne silence, sa femme ayant interdit que l’on prononce des discours sur la tombe de son mari. De leur côté, les habitants de Saint-Thomas n’ont pas voulu oublier et ont transformé la maison où Firmin a passé ses tristes années d’exil en un coquet petit musée que visitent chaque année des centaines de touristes. En 1951, les firministes survivants organisaient au Cap-Haïtien de grandioses célébrations afin de marquer dignement le centenaire de leur héros et, quelque temps plus tard, le président Magloire inaugurait le musée de la ville localisé au rez-de-chaussée de la maison de Firmin. En 1991 hélas, l’ancienne résidence de Firmin était complètement détruite par un incendie.

Maintenant que les violences partisanes de la longue guerre civile se sont éteintes, on peut définir le firminisme comme une tentative de modernisation et de régénérescence nationale. Dantès Bellegarde y voit «la préoccupation sincère d’améliorer les conditions de vie du peuple haïtien tout entier, sans distinction de sexe, de couleur, de naissance d’origine ou de classe.» (Histoire du peuple haïtien, p.231) Anténor Firmin, qui ne sera jamais parvenu à atteindre la présidence qu’il visait, demeurera pourtant une de nos plus pures gloires nationales. Firmin, c’est le ministre réformateur, c’est le politicien libéral et progressiste qui a su incarner les espoirs d’une génération et mobiliser la jeunesse intellectuelle haïtienne plus qu’aucun autre homme d’État de toute l’histoire nationale.

*Pendant la guerre de 14-18 les sous-marins allemands coupèrent tous les câbles qui reliaient le continent américain à l’Europe. On ne saura jamais pour quelle raison, seuls ceux du Cap furent épargnés. La société française qui exploitait la compagnie dépêcha alors d’urgence une vingtaine de jeunes techniciens afin de répondre à la demande. Ces messieurs devaient tous épouser des Haïtiennes, des Capoises pour la plupart, et faire souche dans le pays.

Charles Dupuy Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. (514) 862-7185 / (450) 444-7185